Est-il possible de surmonter le racisme, particulièrement le racisme anti-Noirs ? Dans son livre La Vie en noir, sorti en version française le 5 octobre dernier aux éditions Dunod, la psychothérapeute Guilaine Kinouani décortique les effets des discriminations. En liant histoire personnelle, d’une part, et contexte historique et sociologique, d’autre part, il est possible d’atténuer les effets traumatiques du racisme, nous dit-elle.
Française d’origine congolaise résidant à Londres, psychologue, psychothérapeute, Guilaine Kinouani vient de conclure sa formation d’analyse de groupes à l’Institute of Group Analysis de Londres. « Il s’agit d’une discipline située entre la psycho-analyse et la sociologie, explique-t-elle. Elle considère la formation psychique comme un phénomène fondamentalement social. Nous étudions les forces macro et micro de la psychologie, de même que les normes sociales, l’habitus ».
La méthode de Guilaine Kinouani : mixer théorie et pratique
Pour écrire son livre La Vie en noir, Guilaine mêle plusieurs disciplines afin de produire des connaissances. Une telle méthode fait partie de son parcours académique. Avant de faire de la psychologie, elle a étudié les lettres ainsi que les langues étrangères. Puis elle s’intéresse à la sociologie, avant de se lancer dans l’analyse de groupes.
Par ailleurs, elle aime aussi les idées et la théorie. Lors de ses expériences cliniques, dans son cabinet, elle rencontre des patients en état de détresse. Elle remarque que tous n’ont pas nécessairement les notions théoriques pour comprendre ou bien donner du sens à l’expérience qu’ils ont vécue. « Or, je vois bien que ces idées, ces concepts, sont utiles cliniquement. Lorsqu’une personne se trouve en détresse psychologique, en désarroi ou en dépression en raison de situations discriminatoires, elle puise de la sérénité dans ces éléments conceptuels ».
De nombreuses personnes souffrant de discriminations ont tendance à croire qu’elles perdent la tête, qu’elles sont les seules à connaître ce genre de situations. C’est la raison pour laquelle Guilaine ne sépare pas le théorique de la pratique.
Projection et défaut d’ancrage accroissent l’impact du racisme
Par exemple, un des outils conceptuels auxquels Guilaine a souvent recours, est la « projection », entendue comme phénomène psychique. « Lorsque nous transmettons à l’autre certains traits, caractéristiques ou qualités intolérables pour son égo, la personne racisée se transforme en éponge. Elle en vient à absorber toutes les projections sociales et interpersonnelles. Or, il est important que ces individus réalisent qu’ils ne sont qu’un élément d’une équation plus large. Nous portons souvent des données, informations et matériels qui ne nous appartiennent pas ». Quand elle est intériorisée, la projection amplifie l’impact et les dommages causés par le racisme.
Deuxièmement, un autre facteur aggravant réside dans le fait de se sentir « non-domicilié », des points de vue culturel, physique, émotionnel ou même psychologique. Le fait de manquer d’ancrage ou de points de repère présente des conséquences potentiellement dangereuses. Cela peut même déboucher sur une forme de psychose. « Quand on est déboussolé, mis à l’écart, il devient très facile de perdre contact avec notre monde intérieur, puis avec le monde extérieur. Notamment lorsque notre vécu et notre expérience propres sont systématiquement et chroniquement niés ».
Résister aux agressions racistes
Le projet d’écrire La Vie en noir prend racine dans l’expérience personnelle de Guilaine. Plutôt que d’employer le terme de « victimisation », la psychothérapeute préfère celui « d’exposition ». Dans une première partie, elle étudie les effets de l’exposition à certaines situations racistes, discriminatoires. Deuxièmement, elle donne à son ouvrage un tour plus personnel. Elle avoue avoir elle-même été traitée de manière discriminatoire. Troisièmement, elle aborde le processus de guérison. Enfin, quatrièmement, elle rassemble les fils de sa réflexion dans un processus de compréhension et d’analyse, du point de vue théorique.
Pour Guilaine, « l’ambition de guérir du racisme, de lui survivre et de le dépasser complètement n’est pas réaliste. En tant qu’être humain, nous allons nous adapter à notre environnement. Cependant, on ne peut qu’être affecté par l’injustice, la violence et la brutalité d’un contexte discriminatoire. Nous ne serions pas humains autrement, et risquerions de tomber dans la pathologie ».
En revanche, tout n’est pas hors de contrôle. Nous avons entre les mains des éléments pour limiter les dégâts causés par le racisme. Pour cela, il est nécessaire d’en prendre conscience pour reprendre le pouvoir, et finalement résister à ce qui est résistible. « Ma démarche se situe dans cette optique-là. Autrement dit, la suprématie blanche ne sera évidemment pas abolie demain, ni de mon vivant. Que faire alors, pour survivre et vivre bien, malgré les agressions, la violence, la brutalité et les injustices ? C’est le projet qui m’a poussée à écrire ce livre ».
Guilaine Kinouani analyse le phénomène des micro-agressions dont les racisés font l’objet. En outre, elle explique la sensibilité particulière des personnes noires vis-à-vis de ces micro-agressions. Photo : (c) éditions Dunod. Vidéo : (c) LaTDI
Une sensibilité particulière des personnes noires aux agressions racistes ?
Guilaine admet que l’effet des dégradations racialisantes est différentiel. La façon dont nous les appréhendons dépend de l’histoire sociale du groupe auquel nous appartenons, de notre histoire personnelle, mais aussi de notre personnalité. Les ressources dont nous disposons, comme les soutiens sur lesquels nous pouvons compter (famille, amis) comptent énormément. Par conséquent, les personnes sans accès aux outils linguistiques et épistémiques (i.e., l’ensemble des connaissances propres à un groupe social, à une époque) souffrent davantage.
En effet, elles ne peuvent pas mettre de distance entre l’évènement qui se produit et elles-mêmes. L’évènement pénètre par conséquent le psychologique et le physique plus facilement, en l’absence de ces filtres.
La personne noire est-elle plus vulnérable aux micro-agressions de type raciste ? Selon Guilaine, « cela se tient, si l’on considère qu’il existe plusieurs types de racismes. Le racisme anti-Noirs est beaucoup plus violent que les autres formes de racismes. Beaucoup plus chronique également. De plus, le contexte historique est amplifié par les micro-agressions. On peut donc en déduire que la personne racisée en tant que Noir(e) est susceptible de souffrir davantage. Cependant, cette hypothèse a besoin d’être démontrée d’un point de vue empirique ».
Une vie entre France et UK
Résidente du UK depuis longtemps déjà, Guilaine avoue une relation « d’amour-haine » avec la France, qu’elle revendique pourtant comme son pays. « Cette relation relève à la fois des champs personnel et politique. Le fait que je veuille être considérée comme Française n’est pas une aspiration, mais bien un fait. Je suis née française, j’ai grandi en banlieue, mes parents sont français. Mes sœurs sont françaises. 90% de ma famille vit en France. Pourtant, la légitimé de ma francité a constamment été remise en question ».
C’est une des raisons qui l’ont poussée à élire domicile au UK. Même si elle est partie à Londres car elle est tombée amoureuse. Mais aussi parce qu’elle avait vécu en France des expériences de racisme brutales, qui heureusement se font plus rares de nos jours. Enfin, elle voulait saisir certaines opportunités professionnelles qui lui auraient échappé si elle était demeurée en France.
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Pour autant, a-t-elle idéalisé le UK, du fait de son besoin de trouver un lieu d’appartenance ? « Bien sûr ! Y a-t-il moins de racisme au UK qu’en France ? Bien sûr que non ! Pour comprendre ma décision, il faut se mettre dans l’optique d’une personne de 20 ans ayant soif d’appartenance, après avoir vécu des expériences super-traumatiques la poussant à rechercher un ‘havre de paix’. Or, ce havre de paix, vous le construisez aussi dans votre imaginaire. Il m’a ainsi fallu 15 à 20 ans avant de me rendre compte que la France, que je pensais avoir laissée derrière moi, continuait toujours de vivre en moi ».
La lutte contre le racisme : de l’individu à la société
Guilaine a-t-elle envie de rentrer en France pour se lancer en politique ? La question se pose, car en tant qu’analyste de groupes, le personnel et le politique ne font qu’un pour la psychothérapeute. Autrement dit, la distinction entre l’individu et son milieu social n’est que pure illusion. Donc, le fait de travailler sur le psychologique implique de travailler sur le social. « Et si on travaille sur la question sociale, on travaille sur la question idéologique, et par extension sur le symbolique. Les frontières entre ces différents champs sont poreuses ».
Lorsque Guilaine encourage son lecteur à effectuer le travail psychologique qu’elle décrit dans son livre, elle l’engage du même coup à le prolonger par un travail social. « Les blessures sont sociales. Pour guérir du point de vue social, il est nécessaire d’aborder la question des inégalités raciales d’un point de vue politique. La prise de conscience, ou conscientisation, est centrale dans le bien-être psychologique ».
Comme Frantz Fanon, l’un de ses guides intellectuels, Guilaine pense qu’il est impossible de distinguer contexte social, d’une part, et individus, d’autre part. Notamment sur les plans psychique ou psychologique. La lutte contre le racisme dépasse donc la simple démarche individuelle, pour se transformer en enjeu social et politique.
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