Connaissez-vous le queer tango ? Directement inspiré de la danse née à Buenos Aires à la fin du 19e siècle, le queer tango, apparu un siècle plus tard, se distingue pourtant de son aîné. Car qui dit ‘queer’ dit questionnement de l’identité de genre. Ainsi, dans le queer tango, ce n’est plus l’homme qui guide nécessairement. L’impulsion peut tout aussi bien provenir de la femme. Ou bien des deux danseurs successivement. Particulièrement adapté aux couples de même sexe, le queer tango laisse à chacun le soin de trouver sa place selon ses envies ou sa personnalité. En tant que membre du Queer Tango Project dirigé par Birthe Havmøller, Ray Batchelor nous livre les réflexions que lui inspire sa danse préférée.
« Toutes les personnes qui se mettent au tango ont une histoire particulière liée à leur découverte de cette danse », commence par nous expliquer Ray Batchelor. Pour sa part, c’est tout à fait par hasard qu’il tombe sur un atelier de tango. « Vingt minutes seulement après le début du cours, j’ai su que je venais de trouver MA danse », se remémore-t-il. « Lors d’un tango, une intimité profonde se crée entre les deux danseurs, qui leur apporte un plaisir particulier et intense ».
Ray commence par se conformer au rôle de meneur que le tango classique attribue à son genre. Cependant, après avoir vu deux hommes danser ensemble, il se convertit rapidement au queer tango en 2006. Mêlant son envie de danser avec celle de changer le monde, il rejoint Queer Tango London en 2011, association fondée et dirigée par Tim Flynn. Actuellement, il travaille avec Birthe Havmøller, qui dirige le Queer Tango Project. « Nous souhaitons encourager la réflexion autour des raisons nous poussant à danser le queer tango. Nous analysons sa signification et son impact sur la société plus largement ».
Le queer tango porte en lui une vision du monde… alternative !
Universitaire spécialisé dans la théorie et l’histoire du design, Ray publie en 1995 l’ouvrage de référence Henry Ford: Mass Production, Modernism and Design (Studies in Design and Material Culture). « Lorsqu’on écrit sur la théorie et l’histoire du design, on s’intéresse à des objets que les gens utilisent dans leur vie quotidienne. Il n’y réfléchissent pas à deux fois. Pourtant, ces objets sont façonnés par la fonction qu’on leur attribue et l’usage qu’on en fait ». Jusqu’en 2017, année où il prend sa retraite, Ray donne par conséquent des cours à des designers concevant des objets. Il les amène ainsi à réfléchir à la signification profonde de leurs créations. À présent, de la même façon, il veut encourager le public à réfléchir à la danse avec le Queer Tango Project.
Alors : le queer tango représente-t-il une révolution ? Certes, le tango classique est centré sur une certaine transcendance du désir et de l’érotisme. Quant au queer tango, il cherche en outre à réaliser certains objectifs politiques et sociaux. Tout en dansant, Ray cherche à instaurer des rapports nouveaux entre les êtres ainsi qu’une société idéale.
Aux origines du tango
Le tango est né à la fin du 19e siècle parmi les marins du port de Buenos Aires. Là, il se dansait déjà entre hommes en raison de la disproportion criante entre hommes et femmes : sept pour une ! « C’est le mythe populaire de la naissance du tango. Ce mythe est extrêmement pratique, en ce qu’il exonère tout homme dansant avec un partenaire mâle d’avoir à se justifier de tout désir homosexuel ».
Dans son livre Queer Tango Histories: Making A Start…, Ray examine précisément ce mythe et il en explore les limites. « Il nous est parvenu un nombre considérable d’illustrations d’hommes et de femmes dansant entre eux au cours de bals tango de la fin du 19e siècle. Mais cela ne relève pas du queer tango, car ce dernier professe des objectifs politiques et sociaux bien déterminés ».
Une danse devenue symbole national
Pour autant, il existe des manifestations qui, bien qu’antérieures au queer tango, peuvent s’apparenter à ce dernier. Magali Saikin le démontre dans son livre LA FEMME DANS LE TANGO, Identités et rôles sexuels dans le tango. Tant que le tango demeure l’apanage de personnes relevant des marges de la société, les homosexuels peuvent danser librement entre eux. Cela ne pose de problème à personne, tant que la danse ne fait que répondre à un besoin de pur divertissement et qu’elle se pratique au sein de cercles restreints.
Cependant, au début des années 1910, le tango quitte les marges de la société en Argentine et en Uruguay. Jusque-là condamné par l’establishment, il devient constitutif de l’identité de ces deux pays. Il faut alors l’expurger de tous les éléments le reliant à son passé marginal et homosexuel. Comme le note Ray, « on a pu constater le même phénomène concernant les racines africaines du tango. C’est ainsi qu’il est devenu l’emblème, blanc et hétérosexuel, de l’identité argentine ».
Le queer tango appliqué…
… au foot
Dans le cadre de ses activités militantes, Ray a souvent utilisé le queer tango en l’appliquant au football. « Un ancien de mes étudiants devenu ami et entraîneur travaillait dans le secteur associatif. Il recourait au football pour changer la vie des gens, en les tirant du monde de la rue, en l’occurrence ». Familiarisé avec le football, le public de l’atelier ne connaissait en revanche rien au tango. Au cours de son atelier, Ray a voulu montrer aux participants comment s’enlacer les uns les autres tout en faisant quelques pas de tango. Beaucoup ne pouvaient se retenir de rire ou de parler.
À la fin de l’atelier, Ray et son collègue footballeur ont organisé un petit match opposant deux équipes. Chaque joueur était en fait constitué de deux personnes s’étreignant l’une l’autre comme dans le tango. Si l’une des parties relâchait son étreinte et se séparait de son partenaire, un pénalty était accordé à l’équipe adverse. « Quand nous avons terminé cet exercice, nous avons fait un débrief autour d’un café. Nous en avons profité pour parler de genre et de sexualité dans le foot ». Les personnes se sont ainsi aperçues que le queer tango favorisait la coopération et la réussite dans l’atteinte d’un objectif, relevant du football ou autre.
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… au management d’entreprises
Dans une autre de ses actions militantes, alors qu’il travaillait encore à l’université, Ray a collaboré avec un enseignant spécialisé dans les études commerciales. « Nous avons organisé des ateliers de queer tango à l’attention de managers pour différentes sociétés. Il y avait là des hommes aussi bien que des femmes ».
Or, dans le queer tango, tout le monde peut mener et tout le monde peut suivre. Ray en a profité pour inciter les femmes à mener les hommes. En les plaçant sur une piste de danse, Ray a encouragé les femmes à ne pas devoir s’excuser d’avoir à mener leurs partenaires mâles. De leur côté, les hommes se sont vus obligés de se retenir d’imposer leur volonté. Ils ont dû se contenter de suivre les impulsions que leur donnaient leurs partenaires féminines.
Le queer tango : pour une société plus épanouissante
En un laps de temps très court, il est donc devenu possible de reconsidérer le type de relations entretenues entre les genres. Et d’envisager des applications en dehors de la piste de danse. Quitte à remettre en cause les conventions modelant le style de comportements d’un genre vis-à-vis de l’autre. Au cours de cette expérience, tous les participants ont pu entrevoir l’idéal d’une société épanouissante, car libérée de tous ses diktats oppressants.
Pour en savoir plus, lire l’ouvrage de Ray Batchelor : Queer Tango Politics: or Why I think as I Do.
Ray Batchelor utilise le queer tango pour porter un message politique transformatif de nos sociétés en faveur de plus de tolérance et de bienveillance. Pour lui, seul le queer tango est en mesure de porter un message aussi puissant, sans même faire appel au langage ! [Les sous-titres en français peuvent être activés.] Photo : (c) Queer Tango Project. Vidéo : (c) LaTDI.
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