Parmi les tableaux dont Pedro Cano est le plus fier, deux sont exposés dans des musées italiens. Et non des moindres. Le premier se trouve au musée du Vatican : Le Pape Jean-Paul II embrasse le Cardinal Wyszynski. Le second est un auto-portrait accroché au Musée des Offices de Florence. Observateur avide du monde qu’il se plaît à parcourir, le peintre murcien alterne sujets grandioses, comme les théâtres antiques et leurs colonnades. Et sujets plus modestes, comme les citrons de sa ville d’origine, Blanca. Depuis les années 1950, ses peintures à l’huile et ses aquarelles nous enchantent. Car elles nous donnent à voir le mystère du monde, tel qu’il se cache derrière les objets en apparence les plus banals.
« Je dessinais très bien quand j’allais à l’école. Cependant, la mort prématurée de mon père a représenté un grand choc pour l’enfant que j’étais. Je n’avais que onze ans quand il est décédé. Pour me consoler, un de mes frères m’a donné une petite boîte de couleurs à l’huile, et c’est comme ça que j’ai commencé à peindre. Au début, je me contentais de copier des cartes postales. Nous étions alors dans les années cinquante. Et il était très difficile de trouver des images que j’aurais pu copier dans les petites villes. Pendant ces années, je me suis tout de même essayé à reproduire un tableau de Murillo. J’étais très prétentieux durant mes jeunes années !
« Lorsque j’ai atteint l’âge de treize ans, j’ai eu la chance de rencontrer une dame ayant fait les Beaux-Arts de Valence. Elle s’appelait Amparo Benaches. Lorsqu’elle a vu ce que je faisais, elle ne pouvait croire que j’en étais l’auteur ! Lorsqu’elle a réalisé que j’avais bel et bien produit ces petits tableaux, elle est allée voir ma mère pour lui dire : “Madame, votre fils doit faire l’Académie des Beaux-Arts”. »
Pedro Cano intègre les Beaux-Arts grâce à Amparo Benaches
« Aucun membre de ma famille n’avait compris ce qu’elle voulait dire, ni même qu’une telle Académie existait. Ma mère vendait du poisson frais dans la rue pour survivre et nourrir sa famille. Elle a demandé à Amparo : “Où peut-on faire les Beaux-Arts ?”. La dame a répondu : “à Valence, à Barcelone ou à Madrid”. J’ai suivi les conseils que cette dame m’a donnés, en choisissant d’aller à Madrid. Amparo a exercé une influence déterminante sur ma vie. Car elle m’a donné confiance en moi en me disant que je pouvais faire les Beaux-Arts de Madrid. Par conséquent, durant le restant de sa vie, nous avons entretenu une relation merveilleuse.
« Cela peut paraître étrange, mais je me suis mis à l’aquarelle sur le tard seulement. Je l’ai abordée dans un premier temps en la mixant avec d’autres techniques, comme les crayons de couleur. Par la suite, j’ai rencontré véritablement l’aquarelle alors que j’étais aux États-Unis, où j’ai résidé pendant cinq ans au début des années 80. C’était une période marquée par une grande effervescence. Nombre d’artistes venaient de tous les pays d’Europe pour copier ce qui se faisait là-bas.
« Personnellement, j’ai adopté une démarche différente. J’ai réalisé d’immenses toiles de lin, en les peignant au fusain. J’ai aussi fait quelques aquarelles dépassant les deux mètres. Ma passion pour la peinture à l’eau vient de là. Son intérêt réside en ce qu’elle ne nécessite pas d’en passer par le dessin au préalable. Lorsque je peins une aquarelle, je ne fais aucun croquis ni esquisse préparatoire. Je peins comme si j’exécutais une fresque. Cela me donne l’impression de me situer à l’intérieur même du papier sur lequel j’étale mes couleurs à l’eau. »
Pedro Cano : peintre migrateur
« Le voyage a toujours représenté une source d’inspiration très importante pour moi. J’ai eu la chance d’avoir deux grands-pères m’ayant transmis ce goût du voyage. L’un provenait de La Mancha : c’était un berger dont les transhumances l’avaient mené ici, au sud de l’Espagne, à la recherche de pâturages. Il en a profité pour y épouser ma grand-mère.
« L’autre, mon grand-père Cano, s’appelait El Zurdo, car il faisait tout de la main gauche. Il a eu l’occasion d’aller jusqu’en Afrique du Nord. Je suis le résultat de ces deux grands-pères. Pour moi, voyager a été la chose la plus importante dans ma vie. Pendant une trentaine d’années, j’ai alterné séjours en Espagne, retournant régulièrement dans ma ville de Blanca, et séjours en Italie, à Rome et à Anguillara. J’ai également eu la chance de me rendre en Iran, au Maroc, en Syrie, en Libye, en Jordanie, au Yémen où j’ai pu faire des choses très importantes à mes yeux. »
Entre figuration et abstraction
« Figurative ou abstraite, la peinture se doit avant tout d’être bonne. À ce propos, j’ai eu des échanges très intéressants avec Antonio Tàpies, merveilleux peintre abstrait catalan. Un jour, il m’a dit : “Pedro, ne change pas, car ce que tu fais est vraiment unique”.
« J’aime beaucoup la peinture abstraite en ce qu’elle pousse les peintres à remplir leur toile de matière, de suggestions. Cette démarche m’inspire pour la composition de mes tableaux. J’ai ainsi un rapport très fort et mathématique avec l’équilibre dans lequel je place mon sujet. Ce fut le cas lorsque j’ai réalisé une série sur Rome. Elle s’appelle Fiume et représente le Tibre. Dans ce travail pictural, j’ai minimisé les éléments figuratifs pour mettre en avant le rapport particulier entre fleuve, d’une part, et ville, d’autre part. J’ai presque tout résolu par la matière et la couleur.
« Ainsi, mes tableaux, même s’ils se réfèrent à un lieu, de par leur structure, vont au-delà de la description. Malheureusement, nombre d’œuvres figuratives manquent de vie. En effet, il ne s’agit pas seulement de peindre de jolies choses, il faut leur insuffler un supplément d’âme. »
Le ‘supplément d’âme’ de la peinture
« Je travaille généralement à partir de croquis, même s’il m’arrive de prendre des photos. Sauf lorsque je peins une fleur ou un fruit qui se trouve devant moi. Si, par exemple, je représente des théâtres, mes croquis permettent de saisir la structure générale du bâtiment. Naturellement, j’ai aussi besoin d’un support photographique pour connaître le nombre exact de colonnes se trouvant à droite ou à gauche, par exemple.
« Mais il ne faut jamais oublier que vous peignez. En effet, la peinture, qu’elle soit à l’huile ou à l’eau, va au-delà de la photographie. Elle a une saveur que ne possède pas cette dernière. La photo doit être considérée comme une simple aide permettant d’obtenir ce que vous recherchez par la peinture. »
Les théâtres antiques de Pedro Cano
« Concernant les théâtres antiques que j’ai pu représenter, j’en retiens un, en particulier, du nom de Teatro Marítimo. L’empereur Hadrien l’avait fait construire à l’intérieur de sa Villa Adriana, près de Rome. Dans cet espace, le souverain invitait ses amis à venir écouter de la musique ou de la poésie.
« Quand je suis arrivé à Rome en 1969, j’ai commencé par travailler pour une troupe de théâtre indépendante. Je faisais de petites choses, mais j’ai eu beaucoup de chance car Maurizio Scaparro, le grand metteur en scène récemment décédé, m’a bientôt invité à travailler sur son projet Galileo Galilei de Brecht. Je lui ai alors proposé de faire une immense structure ressemblant à une sphère dotée d’une armature en bois, à la façon du rhombicuboctaèdre du mathématicien Luca Pacioli. Cette structure pouvait s’ouvrir et se fermer pour les besoins du spectacle. »
Les Mémoires d’Hadrien à la Villa Adriana
« Maurizio Scaparro en était si content qu’il m’a rappelé sur son projet des Mémoires d’Hadrien, d’après Marguerite Yourcenar. J’ai alors pu choisir le lieu où le spectacle se jouerait, la Villa Adriana ! Je me suis également occupé de toute la partie visuelle du spectacle, dont le premier rôle était interprété par Giorgio Albertazzi. Ce dernier est bien connu en France pour avoir joué dans L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais.
« Concernant les Mémoires d’Hadrien, je me suis notamment occupé de dessiner et de teindre les costumes des acteurs. La vie d’Hadrien était bien sûr fascinante. Nous avions choisi de la représenter sur un mode réaliste. Ainsi, les costumes n’étaient pas conçus pour donner à la pièce un air de peplum. J’avais fait beaucoup de recherches me montrant que les hommes de cette époque ne portaient pas de jupes courtes, mais des tuniques longues. Quand ils étaient plus court vêtus, ils portaient un pantalon par-dessous, surtout lorsqu’ils voyageaient ou faisaient la guerre, pour bien protéger leurs jambes !
« En fonction des indications du metteur en scène, nous jouions avec les couleurs des costumes. Par exemple, nous pouvions fondre les personnages dans leur environnement pour les transformer en spectres surgissant tout à coup du décor ! Ou bien, au contraire, nous pouvions les distinguer en accentuant le contraste de leur tenue avec l’arrière-plan. »
Les citrons de Murcie
« Quand j’étudiais aux Beaux-Arts, mes camarades de classe venaient à Blanca, ma ville. En voyant l’endroit où j’étais né, ils s’exclamaient : “Pedro, maintenant, nous comprenons mieux le style de tes peintures”. Car au centre-ville, par exemple, se tient un énorme roc noir. C’est la raison pour laquelle la ville a été appelée Negra pendant plusieurs siècles, et non Blanca. L’arrivée de la peste noire a fait changer son nom à la ville. Nous sommes entourés de montagnes, une rivière passe par là. La ville est parsemée de magnifiques vergers, si bien que j’ai toujours eu une relation très spéciale avec les fleurs et les fruits de mon pays.
« Pourtant, représenter des fleurs et des fruits représente une gageure, les fleurs surtout. Je les aborde en me disant que je vais en faire le portrait. Je leur donne un prénom et un nom, de façon à pouvoir pénétrer dans leur univers plus facilement.
« J’ai énormément peint d’abord à Blanca, puis à Anguillara, une petite ville près de Rome, où j’ai possédé une maison pendant plus de 40 ans. J’y connaissais beaucoup de gens possédant des jardins, ce qui me donnait matière à peindre. À Blanca, j’ai la chance d’avoir aussi un petit jardin où, en plus d’y cultiver de nombreuses roses, nous avons également des citrons, des oranges, des grenades et des poires. Tous ces fruits ont une place très importante dans mon travail. »
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Pedro Cano peint des natures “vivantes”
« Quand je peins des tableaux très compliqués à l’huile, qui me prennent beaucoup de temps, de temps à autre je ressens le besoin de faire une pause. Je descends alors dans notre jardin pour y peindre ce qui pousse là. Par exemple, il y a un mois, j’en ai rapporté des branches d’olivier avec des olives vertes, d’autres plus foncées. J’ai accompli un travail de presqu’un mètre et demi, horizontal, à partir de ces quelques branches d’olivier. C’était une expérience merveilleuse.
« Par ailleurs, il y a environ un mois et demi, j’ai peint des citrons de ma ville, car j’ai apporté de la maison de Rome certains vieux cadres que j’y conservais. J’ai découpé du papier pour y peindre des citrons et des poires. J’ai pu ainsi remplir le vide se trouvant au milieu de ces vieux cadres. Ma ville, Blanca, est productrice d’énormes citrons connus dans toute l’Espagne. J’essaie de les peindre au plus près de ce qu’ils sont, car j’aimerais que le public puisse quasiment sentir leur parfum.
« Je ne peins jamais les citrons comme une nature morte. Pour moi, ils sont bien vivants ! Je les amène chez moi, dans mon atelier. Je les mets dans des seaux remplis d’eau pour qu’ils tiennent plusieurs jours. »
Expositions
« En ce moment, je prépare deux expositions. L’une se tient en septembre à Madrid. Il s’agit d’une expo de grandes peintures à l’huile, sept triptyques en noir et blanc remplis de la douleur que m’inspirent les conditions de vie actuelles. Notamment les difficultés qui poussent tant d’êtres humains à prendre la route.
« Par ailleurs, les souvenirs de mes voyages m’ont donné l’occasion de préparer une exposition de grandes aquarelles d’un mètre trente sur un mètre représentant certains théâtres grecs et romains du pourtour méditerranéen (Libye, Grèce ou Turquie). Tous ces théâtres sont issus de mes carnets de voyage car, comme je vous l’ai dit, le voyage a toujours été pour moi une grande source d’inspiration. »
Calendrier :
- Du 28 septembre au 31 octobre 2023 : exposition solo Siete à la Casa de Vacas (Madrid) : présentation de sept triptiques en noir et blanc.
- D’octobre 2023 à février 2024 : Les Villes invisibles présentées aux Écuries du Quirinal (Rome) à l’occasion du centenaire de la naissance d’Italo Calvino dans le cadre de l’exposition collective « Favoloso Calvino ».
- À partir du 16 novembre 2023 jusqu’en janvier 2024 : exposition solo Teatros à l’Institut Cervantes de la Piazza Navona, à Rome.
Première image en début de cet article : Pedro Cano, Limoni, © Fondation Pedro Cano.
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