Spécialiste en littérature comparée, Antonio Monegal obtient son doctorat à Harvard, avant d’enseigner à Cornell puis à l’université Pompeu Fabra de Barcelone. Par la suite, il revient à Harvard en tant que professeur invité, tout en enseignant également à Princeton, Chicago et Stanford. Il s’intéresse notamment à l’impact sociétal de la littérature et de la culture. Dans la mesure où Sade occupe une place centrale dans ses réflexions, il a accepté le commissariat de l’exposition Sade : la liberté ou le mal, au Centre pour la culture contemporaine de Barcelone. Pour nous, il démontre la façon dont l’idée de consentement renouvelle les lectures de l’œuvre de l’homme de lettres français.
Toute sa vie, Sade aspire à être reconnu comme un « homme de lettres ». Malheureusement pour lui, de son vivant, ses scandales de jeunesse le font davantage connaître que son œuvre. Par la suite, le 19e siècle l’oublie complètement. Il faut attendre le 20e siècle pour voir l’auteur enfin consacré, malgré la censure et les interdictions. Les surréalistes, notamment, se servent de lui comme d’une bombe lancée à la face des conventions corsetant encore la société dans les années 30, 40 et 50.
Distinguer Sade du sadisme
Comme le rappelle Antonio Monegal, commissaire de l’exposition Sade : la liberté ou le mal se tenant au Centre pour la culture contemporaine de Barcelone (CCCB), le sadisme a toujours existé. Ainsi, déjà au Moyen-Âge, Gilles de Rais commet les crimes les plus abominables. Et illustre la propension de certains êtres humains à faire le Mal pour leur propre plaisir.
Ce n’est qu’au 19e siècle qu’un psychologue, le Dr. von Krafft-Ebing, invente le terme de « sadisme ». Antonio fait cependant remarquer que le terme ne se réfère pas tant aux actions de Sade lui-même, qu’à celles de ses personnages de fiction. Il est vrai que les propos et les actes de certains d’entre eux nous aident à comprendre le type de désir et d’instinct se trouvant au fondement de leurs actes déréglés. Sade nous permet donc de comprendre la façon dont le Mal survient, mais il ne saurait incarner le Mal lui-même.
Comme le rappelle Antonio, « la littérature de Sade établit une connexion entre le lecteur et ses personnages animés par les motifs les pires qui soient. Mais cela ne veut pas dire que Sade soit comme cela ».
Joan Fontcuberta et le propos politique de l’expo
Nous interrogeons ensuite Antonio sur la présence, à deux reprises au sein de l’expo, de l’artiste catalan Joan Fontcuberta. Familier de son œuvre depuis longtemps, Antonio souhaite au départ montrer uniquement son Googlegram consacré à la Prison d’Abu Ghraib. Respectant le principe commun à tous les Googlegrams, cette œuvre se compose d’une multitude de photos issues de recherches Google sur les tortures ayant rendu ce lieu tristement célèbre.
À ce titre, le travail de Joan Fontcuberta illustre parfaitement le propos politique de l’exposition. « Nous avons sélectionné cette œuvre car elle montre des soldats ‘normaux’ en train de commettre des actes de torture sur des prisonniers. Sans qu’ils aient même conscience d’accomplir des actes relevant du sadisme le plus caractérisé ».
L’autre pièce de Joan Fontcuberta présentée dans l’expo s’inspire du célèbre portrait imaginaire de Sade devant la Bastille en flammes, réalisé en 1938 par Man Ray. Antonio a demandé à l’artiste catalan de produire un Googlegram fondé sur ce portrait. L’œuvre se compose d’images issues de recherches associées aux mots-clés ‘Sade’, ‘sadisme’, ‘liberté’, ‘Mal’, mais aussi ‘capitalisme’, ‘néo-libéralisme’, ou encore ‘société de consommation’. Selon Antonio, « ces concepts sont abondamment commentés dans la partie politique de l’exposition ».
C’est ainsi que nombre d’artistes ne travaillant pourtant pas spécifiquement sur Sade, tels Joan Fontcuberta, mais aussi Teressa Margolles, Kara Walker ou Laia Abril, ont accepté de participer à l’expo. Car ils ont réalisé la connexion entre leur travail et certaines situations présentes dans la société contemporaine, faisant référence à Sade. Bien entendu, d’autres artistes travaillant spécifiquement sur l’auteur français, tels Paul Chan ou Shu Lea Cheang, ont également été invités à venir exposer leurs œuvres.
Georges Bataille voit Sade comme un philosophe
Quant à Antonio Monegal, c’est Georges Bataille qui l’amène à s’intéresser au divin marquis. « Pour Bataille, Sade est non seulement un romancier, mais aussi un philosophe. Bataille prend appui sur l’œuvre de Sade pour développer son idée centrée autour de la ‘souveraineté de l’individu’, c’est-à-dire la liberté. L’autre concept qu’il met aussi en avant est la transgression des règles ».
Ces concepts sont très importants, notamment dans la première partie de l’exposition. « Bataille souligne que si Sade ne nous scandalise pas, nous ne lui faisons pas justice. Il nous faut être scandalisés par Sade, si nous prenons ce qu’il dit au sérieux ».
Susan Meiselas ouvre la ‘Pandora’s Box’
Du point de vue des arts visuels, Susan Meiselas, photographe très importante, associée de l’agence Magnum, est surtout connue pour son travail de photographe de guerre. Même si elle n’est pas une photographe de guerre classique. Car elle ne se contente pas d’aller sur le théâtre de conflits armés pour y prendre des clichés. Son travail va bien au-delà, témoignant de son engagement politique et social très fort.
Au début de sa carrière, elle montre des strip-teaseuses de fêtes foraines. « Ce sont des femmes exécutant des numéros de strip-tease lors de fêtes foraines aux États-Unis, à la façon d’artistes de cirque. Susan aborde donc différents thèmes à connotation sociale. Elle a aussi un projet concernant les violences faites aux femmes ».
Dans l’ensemble de son œuvre, Pandora’s Box résonne de façon particulière. Même si les rétrospectives qui lui sont consacrées aujourd’hui excluent généralement cette série de photos jugée par trop provocatrice. Selon Antonio, « Pandora’s Box a suscité notre intérêt en tant que projet tout entier centré sur le consentement. Les clients fréquentant cette boîte S&M, hommes comme femmes, signent un contrat. Sur le fondement d’un tel contrat, les employé(e)s, qui ne sont pas des prostitué(e)s, car elles/ils n’ont pas de relations sexuelles avec leurs clients, exécutent une chorégraphie fondée sur les désirs de ces derniers. Pour nous, l’idée de consentement rend ce projet extrêmement intéressant. En dehors de la qualité des photographies en elles-mêmes, bien entendu ».
Des tirages papier de ces photos ont déjà été montrés à Barcelone. Pour innover, « Susan a suggéré de les projeter sur grand écran sous la forme d’un diaporama. Et je trouve que cela fonctionne très bien ! »
La fascination pour le sadisme
Certaines personnes sont scandalisées par les sections sexuellement explicites de l’exposition (S&M, passions perverses, etc.). En réalité, la partie la plus difficile à regarder est sans doute celle rappelant l’affaire Junko Furuta. L’enlèvement de cette jeune femme, puis les tortures que ses ravisseurs lui font subir, avant de l’assassiner puis de couler son corps dans un baril rempli de ciment, choquent profondément l’opinion japonaise dans les années 1980. « Ce fait divers atroce nous permet d’aborder certains problèmes sociaux, comme les violences faites aux femmes ».
L’intérêt de cette affaire ne provient pas tant du crime en lui-même. Mais du fait que cette histoire horrible a inspiré deux films et un manga. Cela montre l’exploitation de la fascination du public pour ce type de faits divers sanglants. « Le public est donc friand de ce type d’histoires vraies. Comme s’il s’agissait d’œuvres de fiction relatées dans un film ou une BD ».
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Sadisme et société de consommation
En ce sens, l’exposition souligne la complicité du public avec les crimes abominables commis sur cette jeune fille. Car il en tire un plaisir évident. Autrement, personne ne ferait de film ni de BD sur un sujet si sombre. Non pas tant pour dénoncer les faits rapportés, mais pour les exploiter ! Selon Antonio, « nous avons ainsi voulu souligner la façon dont notre société transformait l’horreur en produits de consommation courante ».
C’est aussi le sujet abordé par Teressa Margolles, dont une œuvre conclut l’exposition. Dans cette dernière, elle rassemble de multiples couvertures du magazine PM, publié à Ciudad Juárez (Mexique). Toutes, sans exception, sont consacrées à des crimes horribles perpétrés à l’encontre de femmes, d’ailleurs présentées à demi-nues. « Cela amplifie encore les actions de ces criminels, qui sont comme portées par la fascination du public ».
Première photo en début d’article : © montage entre Joan Fontcuberta, Googlegram : Sade, 2023 et Jean Benoît, Élément de vestiaire en vue de la performance ‘Exécution du Testament du Marquis de Sade’, 1959.
Sade : la liberté ou le mal, du mardi au dimanche entre 11 et 20 heures jusqu’au 15 octobre 2023 au CCCB, Montalegre 5, 08001 Barcelone, Catalogne, Espagne. Prix du billet d’entrée : entre 4 et 6 €.
Antonio Monegal nous introduit à de nouvelles lectures de l’oeuvre de Sade, notamment par les tenants des mouvements féministes et queer de la scène artistique barcelonaise. Photo : (c) CCCB. Vidéo : (c) LaTDI.
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