À la fin de l’année dernière, nous avons eu la chance de rencontrer Ali Sabouki à sa descente d’avion. En effet, le photographe, à peine débarqué de Téhéran, était venu présenter sa dernière exposition à la Galerie d’Art de la rue Mazarine (Paris). Quelque part entre Orient et Occident, ses œuvres ont un puissant pouvoir évocateur. Car derrière l’esthétisme de son travail, Ali Sabouki est à la recherche d’une certaine vérité…
Ali Sabouki s’intéresse à l’art depuis qu’il est tout petit. Il faut dire que son père a longtemps été acteur pour le théâtre. Pendant la guerre Iran/Irak, il se transforme en photographe et correspondant de guerre, réalisant même des documentaires pour la télévision. Quant à Ali, outre la photographie, il sculpte, réalise des films de cinéma, des vidéos. Ou alors il met en scène des spectacles de marionnettes à l’attention du jeune public.
Ali a pourtant dû se battre pour s’imposer en tant qu’artiste. En effet, son père ne voulait pas qu’il se lance dans cette carrière. Même si lui-même a étudié avec enthousiasme les disciplines artistiques avant la Révolution, il constate cependant que le contexte idéologique change après 1979. À cette époque, la profession d’artiste souffre d’un manque de considération. Contrairement à celles d’ingénieur ou de médecin, métiers considérés comme plus utiles à la Révolution…
Un public européen plus réceptif
Les images d’Ali Sabouki reçoivent un très bon accueil de la part du public local iranien. En effet, ce dernier reconnaît leur caractère original et innovant. Malheureusement, les responsables du monde de la culture ont tendance à se désintéresser des artistes locaux. Ainsi, les institutions culturelles iraniennes n’ont-elles jamais manifesté l’envie d’exposer le travail d’Ali.
Heureusement, Ali parvient néanmoins à vivre de son art, car il est considéré comme l’un des meilleurs portraitistes du pays. Cependant, 90% de sa clientèle provient de l’étranger (Europe, Amérique ou même Japon).
A contrario, l’art d’Ali a plus d’impact en Europe, notamment en raison de la surprise qu’il provoque. En effet, le public du Moyen-Orient est davantage habitué aux couleurs, à l’ambiance et au feeling particuliers émanant des portraits d’Ali.
Les images paisibles d’Ali Sabouki ne sont pas exemptes d’une certaine controverse
Pour Ali Sabouki, la volonté de se démarquer et de provoquer la réflexion se situe au cœur même de la démarche artistique. Cependant, « en Iran, comme dans d’autres pays asiatiques, nous n’avons pas l’habitude de nous exprimer de façon directe, comme en Occident. Quand nous voulons dire ou montrer une opinion contraire, nous employons toujours des moyens détournés, donnant si besoin une signification particulière à notre propos. Je pense que ce biais donne à mes images leur côté apparemment paisible ».
Pourtant, l’aspect symbolique de son travail est pour lui très important. À tel point que ses photos ont quelque chose de cabalistique. Ainsi, les personnages qu’il représente surgissent de l’obscurité. L’observateur les regarde, sans savoir s’ils sont bons ou mauvais. Il y a un mystère dans les photos d’Ali, sans doute renforcé par le fait que nous ne parvenons qu’à décoder imparfaitement la symbolique de ces images venues ailleurs.
Des images entre réalisme…
Ainsi les séries de portraits Embraces et Children of Adam cachent le visage des protagonistes photographiés par Ali. Le fait pour l’observateur de ne pas voir les visages des sujets provoque donc une frustration. Lorsqu’il a fait ces portraits, Ali a pensé à la photo de la petite fille afghane réalisée par Steve McCurry ou aux images de Reza Deghati représentant des Afghans. Ces images insistent sur la pauvreté et la misère, portant en elles une certaine tristesse.
Au contraire, les Afghans d’Ali sont montrés dans toute leur beauté, leurs couleurs et leur force. Certes, pour des questions religieuses, ces personnages ne peuvent montrer leur beauté à visage découvert. Ali a donc voulu la faire transparaître à travers des voiles. Elle est davantage devinée que véritablement montrée au grand jour.
Ce qui intéresse Ali consiste à montrer la vérité telle qu’il la perçoit. S’il découvrait ses personnages au lieu de les cacher par des étoffes recouvrant tout ou partie de leur visage, il aurait l’impression de mentir. Or, Ali veut faire ressentir à l’observateur la réalité de la condition de ses personnages. Et l’obligation de se voiler et de se cacher font partie du quotidien d’un grand nombre de personnes en Afghanistan, ou même en Iran.
… et onirisme
Quand Ali était enfant, il passait son temps à rêver en regardant les œuvres des artistes qu’il admirait. Parmi eux, Rembrandt, les peintres de la Renaissance (Raphaël, Michel-Ange, Vinci ou Caravage, dont il reprend la technique du clair-obscur). Par ailleurs, il était fasciné par la maîtrise de l’art de la miniature chez nombre d’artistes iraniens. Il se trouvait déjà à l’intersection de plusieurs influences culturelles, chacune cherchant à représenter la beauté à sa façon.
Aujourd’hui encore, il se sent écartelé entre Orient et Occident. À tel point qu’il ne sait jamais laquelle de ces deux influences l’emporte chez lui. Certes, les thèmes de ses photos trouvent leur origine au sein de la culture iranienne. Pourtant, il mixe inspirations natives et modernes. Cela donne un aspect paradoxal à ses photos. De plus, ses influences relèvent non seulement de la photo, mais aussi de la peinture et d’autres arts visuels. C’est la raison pour laquelle Ali dit que ses images dépassent la simple photographie.
Par exemple, le Soufisme d’Ali présente des couleurs pouvant surprendre, comme une nuance rose intense. Ou encore le portrait qu’il fait d’un adepte au visage sombre contrastant avec sa barbe blanche. « J’ai également fait des portraits d’hommes jeunes, vieux, avec des variations de couleurs à chaque fois ». Il s’agit d’une réinterprétation toute personnelle du soufisme. Tout se passe comme s’il cherchait à s’éloigner des représentations traditionnelles pour en donner sa propre vision.
À lire également : Pedro Cano : les mondes invisibles du peintre-aquarelliste murcien (Espagne).
Ali Sabouki à la recherche de l’authenticité des Naghsh Afarin
Dans son studio, Ali Sabouki s’efforce de capturer la pose, le feeling et l’ambiance véhiculés par son modèle. Le résultat final est une combinaison de tout cela. Les modèles qu’Ali photographie sont des amis, ou alors des gens rencontrés lors de rassemblements. Si l’artiste repère quelqu’un correspondant à ce qu’il veut représenter, il lui demande de poser pour lui. Il n’a jamais recours à des modèles professionnels.
Ali pense que le choix du modèle est très important. Il doit parfaitement correspondre au portrait qu’il a en tête. Par exemple, la réalisation de la série sur le soufisme lui a pris deux ans. Constamment à l’affut lors de ses déplacements, il a dû arpenter le pays entier avant de trouver les personnes correspondant à ce qu’il recherchait. Pour lui, les sujets qu’il photographie ne sont donc pas tant des modèles que des incarnations. C’est-à-dire qu’ils apportent avec eux tout ce qu’ils sont, sans jouer de rôle ni mimer l’expression de sentiments qui leur seraient étrangers. Ils participent ainsi pleinement au processus créatif débouchant sur l’œuvre finale. En Persan, ce type de personnes inspirantes portent le nom de Naghsh Afarin.
Plutôt que des expressions ou des gimmicks superficiels, Ali attend de ces modèles qu’ils exsudent l’authenticité. Et cela transparaît dans ses images.
Pour plus d’informations :
Exposition « Ali Sabouki » présentée à la Galerie d’Art de la rue Mazarin, à Paris, par Reza Behvar et Benoit Dupré en novembre et décembre 2023. Concernant les expositions à venir d’Ali Sabouki, merci de consulter le site web de l’artiste en cliquant ici.
Ali Sabouki tient à ce que ses modèles incarnent parfaitement la vision qu’il veut transmettre à travers ses portraits. Il ne cherche ni des simulateurs, ni même des acteurs. Mais des quidams venant avec leurs émotions propres, brutes, pour les donner à l’objectif du photographe. Photo et vidéo : (c) LaTDI (sous-titres français disponibles).
Auteur :