Depuis le Moyen-Âge, Nuremberg occupe une place particulière dans l’imaginaire des peuples germaniques. Dans les années 1930, les nazis s’emparent de cette symbolique pour la manipuler. Nuremberg devient alors le lieu d’immenses rassemblements lors des congrès du parti nazi. Ce faisant, ils laissent une tâche sombre sur l’histoire de la ville. Tâche que le retentissant procès des criminels de guerre nazis de 1945 n’a pas effacée. Aujourd’hui, Imanuel Baumann, à la tête du Centre de documentation du site des congrès du parti du Reich, rappelle que nos institutions démocratiques sont fragiles et qu’il convient de les protéger. Car elles sont ce que nous avons de plus précieux.
Historien et enseignant-chercheur à l’Université, Imanuel Baumann commence par travailler sur l’impact du national-socialisme sur le Bundeskriminalamt (le FBI allemand). Par ailleurs, féru de muséologie, il travaille également pour les mémoriaux des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora. Et aussi pour l’Hôtel Silber, un musée dans le sud de l’Allemagne dans lequel la Gestapo avait installé son siège pour le Württemberg & Hohenzollern.
Le courage d’affronter le passé nazi
Par la suite, c’est en 2021 qu’il prend la tête du Mémorial du procès de Nuremberg. Ce dernier abrite notamment la salle n° 600 au sein de laquelle les principaux responsables du régime nazi ont été jugés en 1945. Parmi eux, Hermann Göring ou encore Albert Speer. Imanuel Baumann en profite pour organiser une exposition sur le terrorisme d’extrême-droite. D’un musée municipal à l’autre, il devient directeur du Centre de documentation du site des congrès du parti du Reich en même temps que directeur du Département d’histoire contemporaine et de la culture de la mémoire en décembre 2023.
Avec les responsables municipaux, il ambitionne de remodeler le paysage mémoriel de Nuremberg. Aujourd’hui, la ville est très engagée sur ce thème, obligeant tout un chacun à se retourner sur le passé pour en tirer les leçons qui s’imposent. Durant toute la période de l’après-guerre, les Nurembergeois sont embarrassés que leur ville ait été le théâtre du procès du nazisme en 1945. Puis le sentiment change avec le temps, jusqu’à l’ouverture du Centre de documentation en 2001.
Nuremberg : ville symbole du Saint-Empire romain germanique…
Les congrès du parti nazi se déroulaient déjà à Nuremberg durant la période de la République de Weimar, notamment en 1927 et 1929. Un personnage local joue alors un rôle de premier plan dans les instances dirigeantes du parti : Julius Streicher. En effet, ce dernier est à la tête du journal radicalement antisémite Der Stürmer de 1923 à 1945. Comme Imanuel Baumann le souligne, « ce journal a eu une influence absolument délétère sur la culture allemande durant toute sa période de publication ».
Dès les années 1930, les nazis utilisent l’histoire prestigieuse de la ville, cité impériale libre du Saint-Empire romain germanique (962-1806). Pour les nazis, Nuremberg représente donc l’exemple le plus éclatant d’une cité parfaitement germanique. D’autant qu’elle symbolise le lien mythique qu’ils veulent établir entre le Troisième Reich et le Saint-Empire romain germanique, période idéale de l’histoire allemande selon eux.
Durant les années 1930, Nuremberg est mise en avant et devient une ville modèle. Cependant, la ville de carte postale se transforme rapidement en incarnation du cauchemar nazi. En 1935, les lois de Nuremberg institutionalisent l’infériorité et la dangerosité de la « race juive » vis-à-vis des personnes de sang aryen « pur ». Durant la guerre, Nuremberg devient un immense centre de déportation. Elle est le passage obligé pour les Juifs de Nuremberg et de ses environs, en route vers les camps de concentration de l’Europe de l’est. La plupart n’en reviendront jamais. La cité devient également un centre de regroupement de prisonniers de guerre. Et l’on connaît l’extrême rigueur du traitement que les nazis leur réservaient.
… que les nazis transforment en ville concentrationnaire
Il s’agit donc d’un lieu au sein duquel les bourreaux cohabitent avec leurs victimes. Il est faux de considérer que, dans l’Allemagne des années 30 et 40, il existait des lieux géographiquement différenciés pour les perpétrateurs, d’une part, et leurs victimes, d’autre part. En réalité, tout le monde se côtoyait dans la vie quotidienne. Comme Imanuel Baumann le rappelle, « cela n’est vrai nulle part ailleurs davantage qu’à Nuremberg ».
Ainsi, nombre d’Allemands étaient parfaitement au courant des crimes perpétrés dans leur voisinage. Ils y participaient même, parfois. « En allemand, nous appelons cela le ‘consentement à la dictature’. Dans sa grande majorité, le peuple a activement participé à cette dictature et aux crimes commis en son nom. Même si, après 1945, les personnes ont prétendu ne pas être au courant. Elles ont même affirmé que ces actes atroces étaient le fait d’une minorité seulement. Alors qu’en réalité, les nazis ont encouragé (et obtenu) la participation massive des Allemands à leurs crimes ».
L’imagerie nazie née à Nuremberg
En outre, Nuremberg occupe une place particulière dans l’imagerie déployée par les nazis à l’attention des masses. Ainsi, c’est là que Leni Riefenstahl tourne le film l’ayant rendue célèbre, le Triomphe de la Volonté (1935).
Concernant les visuels que le nazisme nous a laissés, Imanuel Baumann se montre circonspect. « Le problème avec ces photos, c’est qu’elles servaient un but unique : faire la propagande du régime nazi. Pourtant, elles ont traversé l’histoire et ont fini par représenter, aux yeux des générations actuelles, la réalité de ce qu’était l’Allemagne à l’époque. Cependant, en les regardant, il faut toujours garder à l’esprit que ces images représentent un fantasme d’ordre et d’impeccabilité n’ayant en fait jamais existé ».
Car la réalité était toute différente. « Le Zeppelin Ground était couvert de détritus pendant les rassemblements nazis. Mais les images de propagande ont complètement effacé cet aspect de la réalité. De même, les gens attendaient debout pendant des heures, parfois ils s’ennuyaient. Tout n’était pas qu’action et défilés impeccablement réglés sur une musique martiale. Nous devons par conséquent mettre en perspective les images de propagande en les confrontant avec la réalité. Il nous faut ainsi déconstruire ces photos de propagande ».
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Un travail mémoriel suscitant le débat
Aujourd’hui, on ne peut que saluer la façon dont les Allemands se confrontent à leur passé. Une telle démarche n’a aucun équivalent dans le monde, ni au Japon, ni en Autriche, etc. Cependant, Imanuel Baumann et ses équipes ne sont pas exempts des critiques que leur adressent à la fois la droite et la gauche. « La droite, de type AfD, nous demande de faire un virage à 180°. Selon ces gens, nous devons changer complètement la culture du souvenir que nous diffusons. Les événements dont nous parlons appartiennent au passé. Il est important de se concentrer sur les aspects positifs de l’histoire allemande. Car, pour ces gens, notre approche s’apparente à de l’auto-flagellation permanente ».
La gauche, quant à elle, reproche aux historiens de trop mettre l’accent sur la Shoah. Pour elle, il faut relativiser l’importance de cette dernière car tant d’autres événements tragiques se sont produits durant les années 1930 et 40. Selon Imanuel Baumann, « ce type de critiques est tout aussi dangereux que celles que nous adresse l’extrême-droite. En effet, il est évidemment nécessaire d’aborder tous les crimes perpétrés par les nazis. Cependant, la Shoah est le résultat du projet nazi visant à annihiler tous les Juifs dans le monde entier. La Shoah n’est donc pas un génocide comme les autres ».
Enfin, nombre de personnes ont à l’heure actuelle une approche très critique de la démocratie allemande. Cependant, Imanuel Baumann lance un avertissement. « À un moment donné de notre histoire, la démocratie a été facilement mise à bas. Comme si un régime fondé sur un homme fort pouvait résoudre tous les maux d’un pays. Les gens refusent de considérer qu’une telle situation puisse se révéler pire encore que les maux qu’elle prétend combattre. L’Histoire est pourtant là pour le leur rappeler ».
Le projet mémoriel de Nuremberg
Le Centre de documentation est en train de revoir complètement son exposition, de taille relativement modeste dans sa forme actuelle. « Notre exposition a été conçue il y a 25 ans. Depuis, de nouveaux travaux de recherches ont été menés. De jeunes chercheurs ont apporté leur pierre à l’édifice, en se servant des réseaux sociaux, etc. Le fait d’échanger grâce à ces nouveaux moyens de communication amène des perceptions renouvelées ». La nouvelle exposition sera elle-même plus interactive, de façon à mieux impliquer le jeune public.
Par ailleurs, la municipalité de Nuremberg souhaite mobiliser autour de son projet mémoriel non seulement son Centre de documentation du site des congrès du parti du Reich, mais aussi d’autres lieux liés au nazisme. Par exemple, la ville veut rouvrir la gare de Dutzendteich. Cette dernière abritera un centre d’accueil et une petite exposition. Il est aussi question d’inaugurer un mémorial à la Märzfeld Bahnhof (la gare du Champ de mars), un important centre de déportation. Enfin, ajoute Imanuel Baumann, « nous souhaitons installer une exposition spécifique au sein de la tribune du Zeppelin Ground. Notre but consiste à donner au public les moyens de comprendre la portée des événements s’étant déroulés dans ces lieux ».
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Le Dr. Imanuel Bauman, responsable du Centre de documentation du site des congrès du parti nazi, se remémore la visite qu’il a reçue de la Consule générale d’Israël. Par ailleurs, il rappelle la distance existant entre les images de propagande et la réalité de l’Allemagne nazie. Photo : (c) Matthaeus Photographer. Vidéo : (c) LaTDI.
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