Lorsque l’on regarde une sculpture d’Arno BREKER, il est facile de se laisser aller à admirer, simplement, son esthétique. Ces hommes dénudés renvoient l’image d’une humanité parfaite : musculature impeccable, gestuelle hiératique, expression décidée. Magdalena BUSHART, professeur d’histoire de l’art à l’Université technique de Berlin, encourage quant à elle une approche informée de l’œuvre d’Arno BREKER. Car cette dernière porte en elle l’idéologie du IIIe Reich. Pour le Professeur BUSHART, il est dès lors indispensable d’affûter son regard en réfléchissant au contexte entourant la création artistique. Pour en avoir une vision plus équilibrée.
Quand Magdalena BUSHART, professeur à l’Université technique de Berlin, commence ses études d’histoire de l’art au début des années 1980, personne ne s’intéresse à l’art sous le IIIe Reich. « À l’époque, relier histoire de l’art et politique apparaissait une idée farfelue ». Dès 1982, le Prof. BUSHART remet pourtant en cause ce présupposé. « C’était à l’occasion d’une exposition privée berlinoise consacrée à Arno BREKER, organisée dans un magasin de meubles par le marchand d’art Joe F. BODENSTEIN. Ce dernier avait présenté l’événement comme la première exposition du sculpteur depuis celle du Musée de l’Orangerie à Paris, en 1942. Or, le contexte de cette exposition était tout de même un peu particulier, puisque Paris était alors occupée ! »
Par la suite, le Prof. BUSHART intègre un petit groupe d’étudiants souhaitant ouvrir le débat sur l’art du IIIe Reich. Avec l’appui de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin, ils montent une contre-exposition en 1983-84 mêlant différentes perspectives sur la sculpture du IIIe Reich. Ils en profitent pour mettre à l’honneur des artistes tel Gerhard MARCKS, non pas seulement Arno BREKER.
Arno BREKER, sculpteur indissociable du IIIe Reich
Lorsqu’il commence sa carrière, Arno BREKER reçoit rapidement le soutien de l’un de ses anciens professeurs de l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, Wilhelm KREIS. Ce dernier est entre-temps devenu membre de l’Inspection Générale des Travaux Publics dirigée par Albert SPEER. C’est avec des soutiens tels que ceux-là que BREKER intègre rapidement les plus hautes sphères du pouvoir nazi.
Fort du soutien indéfectible d’Albert SPEER, il travaille exclusivement pour le régime. À l’époque, il dispose de moyens sidérants : une usine employant 44 personnes entièrement dédiée à ses sculptures, son propre port et son propre train pour transporter ses monumentales statues vers Berlin, etc.
Les œuvres d’Arno BREKER au cœur de Welthauptstadt Germania
Car il était prévu d’installer ces sculptures dans Berlin rebaptisée Germania dans le cadre du projet de nouvelle capitale mondiale voulue par HITLER. Ainsi, les sculptures d’Arno BREKER devaient marquer les lieux stratégiques de la ville au sein desquels le pouvoir s’exercerait.
« Par exemple, il était prévu d’aménager la Große Platz en y installant une statue mesurant plus de trente mètres de haut ! À titre de comparaison, la Statue de la Liberté de New York mesure un peu moins de 50 mètres. Cette statue porte une torche. Celle de Germania aurait également porté une torche. La Liberté est incarnée par une femme. La statue de Germania aurait figuré un homme symbolisant la domination de l’idéologie national-socialiste ». Comme le rappelle le Prof. BUSHART, une telle mise en scène reflète l’iconographie qu’Arno BREKER avait développée avec Albert SPEER.
Ode à la virilité aryenne triomphante
L’artiste représente ainsi souvent des nus masculins à la musculature et aux proportions parfaites. Cependant, note le Prof. BUSHART, « nombre de ses personnages ont une épée à la main, d’autres, une torche ». Et ce n’est pas un hasard… Les hommes portant des torches symbolisent le parti national-socialiste allemand. Ceux portant des épées représentent la Wehrmacht, l’armée allemande !
Par conséquent, parmi les thèmes préférés du sculpteur figurent en bonne place la guerre, l’armée, le combat et la démonstration de force physique, particulièrement de la part de ses figures masculines. Ses personnages en deviennent des allégories, tel ce Héraut (Künder) ou encore cette Volonté de se tenir prêt (Bereitschaft) (sous-entendu : au combat).
Dans l’œuvre de BREKER, les figures masculines participent activement à la vie publique. Les figures féminines, de leur côté, sont associées à la sensibilité, la passivité ou la maternité. Les rôles sont donc clairement impartis : devenir mères pour les unes, soldats pour les autres. La douceur d’un côté, la dureté implacable de l’autre. La passivité pour les unes, l’action pour les autres. Il s’agit là de conventions de la statuaire bien plus anciennes que les nazis eux-mêmes, bien entendu. « Cependant, Arno BREKER a repris et perfectionné ce type de clichés ».
Peut-on parler d’art nazi ?
Les responsables nazis affichent leur aversion pour la photographie moderniste du Bauhaus. Pourtant, force est de constater que le modernisme influence nombre de photographes du IIIe Reich, telle Leni RIEFENSTAHL. Il en est de même pour le design, là encore sous influence du Bauhaus. Certains des tenants du mouvement parmi les plus influents ont même travaillé pour le régime !
« C’est le cas par exemple de Marcel BREUER, note le Prof. BUSHART, l’inventeur de la chaise Wassily. En effet, il travaille jusqu’en 1936 sur certaines brochures de la propagande officielle. De son côté, Mies VAN DER ROHE fait une exposition fantastique en 1935 sur le design, par ailleurs parfaitement tolérée par les autorités nazies ».
Quant à la peinture, la vogue des années 30 et 40 privilégie le kitschig kunst ou « peinture mièvre ». En matière d’architecture, bien que les nazis l’aient chassé par la porte, le courant moderniste revient par la fenêtre par le biais du fonctionnalisme et de l’architecture industrielle. En sculpture, la tradition des nus inspirés de la statuaire antique déjà présente avant 1933 se poursuit. Arno BREKER en est le représentant le plus connu, notamment lorsqu’il donne des poses et une gestuelle ‘classiques’ à ses statues. Tout en leur donnant certains attributs contemporains, par le style de leurs coiffures, par exemple.
Par conséquent, les nombreux emprunts de l’art officiel nazi à des courants artistiques diversifiés en font un patchwork dont il est difficile de tirer une ligne directrice. Tout se passe comme si l’art officiel n’avait été que le pur produit du caprice des dirigeants nazis, au premier rang desquels HITLER lui-même. Bien entendu, les productions d’artistes juifs en étaient exclues, d’emblée. Pour le reste, difficile d’établir une distinction claire, précise et systématique entre art officiel et art dégénéré.
La carrière d’Arno BREKER après la guerre
Après la guerre, Arno BREKER quitte Berlin. Il se réfugie pendant quelque temps en Bavière avant de revenir à Düsseldorf. Il s’installe alors dans un quartier de la ville au sein duquel tous les architectes de l’ex-Inspection Générale des Travaux Publics d’Albert SPEER se sont regroupés. On peut dès lors imaginer que les membres de ce réseau occulte soient demeurés fidèles à leurs affinités d’avant-guerre. De même, parmi les clients d’Arno BREKER, nombreux sont les individus ayant activement participé au régime nazi.
Lire également : ‘Divinement doués’ : les artistes du national-socialisme et leur devenir après 1945.
Certes, les œuvres de BREKER ne figurent pas dans les expositions officielles. Mais, comme le précise le Prof. BUSHART, « dans une certaine sphère privée, discrète, il continue d’avoir du succès. Peter LUDWIG, grand collectionneur allemand des années 1960 et 70, commande à BREKER deux bustes représentant sa femme ainsi que lui-même. Par la suite, il a voulu intégrer ces œuvres dans sa donation au musée Wallraff-Richartz de Cologne (le musée Ludwig). Peter LUDWIG a ainsi contribué à briser la loi du silence entourant Arno BREKER ».
Les conseils du Prof. BUSHART pour aborder l’art du IIIe Reich
Au jeune public souhaitant découvrir Arno BREKER et les artistes du IIIe Reich, le Prof. BUSHART conseille de « simplement réfléchir au but imparti à ce type d’œuvres, au système dans lequel elles s’intégraient ». Selon elle, il est important de se pencher sur la relation entre esthétique et politique. « Si l’on s’intéresse à certaines œuvres controversées, il ne faut jamais oublier de les recontextualiser ».
Près de Cologne, à Nörvenich, le Prof. BUSHART mentionne un musée monté par des admirateurs d’Arno BREKER, parmi lesquels Joe F. BODENSTEIN. « Avant de visiter ce musée, je conseillerais la lecture d’ouvrages à propos de ce sculpteur, pour réfléchir. Par la suite, il est toujours possible de se rendre sur place tout en se montrant critique à propos de la présentation des œuvres de BREKER qui en est faite ».
Par opposition, certaines expositions ont récemment essayé de mettre en perspective la production de BREKER vis-à-vis de celle d’autres artistes de la même époque, tels Hermann BLUMENTHAL, Georg KOLBE ou Richard SCHEIBE. Comme le remarque le Prof. BUSHART, « la différence vient du contexte dans lequel ces différents artistes travaillaient. Parmi eux, Arno BREKER se distingue en ce qu’il travaillait exclusivement pour le régime nazi ».
Bibliographie sélective du Prof. Magdalena BUSHART
Parmi les publications du Prof. Magdalena BUSHART (Université technique de Berlin), nous attirons l’attention du lecteur sur les deux ouvrages suivants :
- Georg Kolbe – The Artist and National Socialism, Gebrüder Mann Verlag, 2023.
- Der Geist der Gotik und die expressionistische Kunst. Kunstgeschichte und Kunsttheorie 1911 – 1925, Verlag Silke Schreiber, München, 1990.
Image en début d’article : L’Appel (die Berufung) par Arno BREKER. Photo : (c) Alamy.
Pour le Prof. Magdalena BUSHART, historienne de l’art à l’Université technique de Berlin, l’art n’est pas simplement là pour notre plaisir esthétique. Il est surtout le reflet d’un système politique à une époque donnée. Arno BREKER, le plus grand sculpteur du IIIe Reich, en est la parfaite illustration. Photo : (c) Technische Universität Berlin. Vidéo : (c) LaTDI. Musique : (c) ES_Within Its Own Silent Shell – Hampus Naeselius.
Auteur :