D’où nous vient le rêve universel d’acquérir une maison individuelle entourée d’un jardin ? Jusqu’au 8 septembre prochain, l’exposition Suburbia du CCCB (Barcelone) nous aide à y voir plus clair. Selon son commissaire Philipp ENGEL, le bouillon de culture célébrant la banlieue américaine y serait pour quelque chose. Par le biais de cette exposition narrative, s’adressant à tous, il nous fait réaliser l’influence que présente la culture suburbaine sur nos aspirations les plus profondes…
Pour Philipp ENGEL, journaliste culturel de Barcelone, l’exposition Suburbia. La construction du rêve américain représente le travail de toute une vie. « Quand j’étais petit, j’étais déjà un peu obsédé par Suburbia. Ne serait-ce qu’en regardant les séries américaines. Je me demandais pourquoi les Américains habitaient de grandes maisons, alors que moi j’habitais un modeste appartement. Ils avaient un jardin, moi, pas. Je me disais que si j’avais eu un jardin, j’aurais pu y faire de la bicyclette, y recevoir mes copains. Avec ma découverte du cinéma et de la littérature américaine, l’obsession a continué ».
Au départ : Suburbia au cinéma, dans les séries et les livres
En 1984, le film Suburbia de Penelope SPHEERIS sort sur les écrans. Il décrit le sort d’enfants nés dans les années 1950 et 1960 au sein de ces banlieues pavillonnaires. Devenus de jeunes adultes, ils se retrouvent tous plus ou moins à la dérive, en porte-à-faux avec la perfection apparente de Suburbia. En 1986, les Pet Shop Boys sortent leur chanson Suburbia, inspirée de ce film. En 2005, Bret EASTON ELLIS publie Lunar Park, son grand roman suburbain. Cependant, pour cette exposition, Philipp ENGEL a voulu analyser l’émergence de Suburbia sous les points de vue non seulement culturel, mais aussi historique, sociologique, urbanistique et politique.
L’expression « rêve américain » apparaît dès les années 1930. Elle évoque l’idée de réussite ouverte à tous. L’exposition montre la façon dont l’idéal de la maison unifamiliale avec un jardin émerge jusqu’à devenir l’élément central de ce rêve américain. Dès le 19e siècle, l’idéal pastoral attire la classe bourgeoise en dehors des centres urbains, à la recherche d’un environnement plus sain.
Brooklyn, première Suburbia du monde
Brooklyn devient alors la première banlieue au monde. C’est l’époque à laquelle Hezekiah BEERS PIERREPONT fait fortune en vendant ses lots de terre aux commerçants de New York. Ce promoteur est également à l’origine de la création du ferry reliant New York et Brooklyn.
Le poète américain Walt WHITMAN (1819-1892) grandit à Brooklyn. Il y construit et vend des maisons. C’est en empruntant le ferry qu’il compose son poème Crossing Brooklyn Ferry (1856), passé à la postérité. Sur cette embarcation, iI observe les gens qui, chaque jour, vont et viennent, tout comme lui.
Suburbia progresse grâce aux lois de zoning
Au début du 20e siècle, le gouvernement promulgue les lois de zoning (1904 pour Los Angeles et 1916 pour New York). Elles instaurent un principe d’urbanisme strict de séparation entre les zones résidentielles ou Suburbia, d’une part, et tous les bâtiments jugés indésirables, d’autre part. Parmi ces derniers, les usines, commerces, ou même les immeubles résidentiels.
Pour les législateurs du zoning, la résidence « multifamiliale » constitue un contre-modèle. Ces lois découragent par conséquent la construction d’immeubles de location. Toute la société se doit de rêver à la maison unifamiliale. L’État favorise ce rêve main dans la main avec les entreprises de transport et les promoteurs immobiliers.
Les nouveaux quartiers se construisent à proximité des gares et des stations de tramway. Sur la côte pacifique, Henry HUNTINGTON, plus grand propriétaire de tramways de Los Angeles, est également le plus grand propriétaire foncier de l’époque. En même temps que son réseau de tramways se développe, les nouveaux quartiers de la ville sortent de terre !
Suburbia et le boom des années 1950
L’histoire de Suburbia prend un tournant décisif dans les années 50, au moment où les soldats reviennent du front. Ces derniers, en quête d’un logement, dédaignent le logement collectif au profit de la maison individuelle. En effet, cette dernière est conforme à l’individualisme encouragé par les autorités, notamment pour faire pièce au communisme. En outre, elle répond à une aspiration profonde, quasi-instinctive. « Il n’y a qu’à regarder les dessins des enfants, nous dit Philipp ENGEL. Quand on leur demande de représenter leur foyer, ils dessinent généralement une maison avec une cheminée et un toit pentu… même s’ils habitent en appartement ! »
Tout va-t-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Comme le rappelle Philipp ENGEL, il convient de distinguer le narratif publicitaire accompagnant l’expansion de Suburbia de la réalité. « Car les pubs General Electric (électro-ménager) ne racontent qu’une partie de Suburbia. Or, l’exposition ne cherche pas à faire l’éloge de Suburbia. Dans sa deuxième partie, elle laisse la parole aux artistes ».
De Suburbia à Disturbia
En 1960 , les psychologues Richard et Katherine GORDON réalisent une étude dans une banlieue du New Jersey qu’ils intitulent The Split-Level Trap. Elle met en avant les maladies mentales nées du mode de vie suburbain, anxiété et dépression en tête !
De ce point de vue, le film Home Stories de Matthias MÜLLER (1991) est frappant. Il compile des extraits d’autres films centrés sur les visages angoissés de femmes alors qu’elles sont dans leur univers domestique. Cette juxtaposition exagère la terreur qu’on lit sur leur visage.
Par ailleurs, la maison individuelle américaine est un motif récurrent pour les photographes contemporains. Notamment en pleine nuit, alors que nul n’est à l’abri des tentatives d’effraction ou home invasion ! C’est l’impression qui transpire des photographies de Gregory CREWDSON. Toutes ses photos sont construites à la façon de scènes de films. Non seulement parce qu’il y invite des stars hollywoodiennes (Julianne MOORE, Tilda SWINTON, Gwyneth PALTROW, etc.). Mais aussi par l’aspect ‘sur-produit’ de ses photos. Ces dernières offrent une vision déprimante de la banlieue, contrastant avec le discours joyeux des années 1950.
Une communauté dystopique
Suburbia, territoire où l’individualisme est roi ? En réalité, une communauté se tisse bel et bien entre ses habitants. Mais elle est dystopique. Les gens s’installant dans la Suburbia des années 1950 partagent de nombreux points communs. Ils sont jeunes, ils ont fait la guerre, ils ont les mêmes objectifs. Même leurs maisons sont identiques ! Comme ils sont toujours entre eux, arrive ce qui doit arriver. C’est en tout cas ce que rapportent les romans de gare sur l’échangisme au sein de Suburbia.
« C’est normal, nous dit Philipp ENGEL. Les femmes restent toute la journée dans Suburbia alors que leur mari est parti travailler. Elles s’ennuient. Elles rencontrent d’autres couples, jeunes, éloignés eux-aussi de la vie culturelle des centres-villes. Des histoires se nouent donc avec la femme ou le mari du voisin. Beaucoup de romans de gare abordent cet aspect de la vie à Suburbia. Et j’aime d’ailleurs beaucoup leurs couvertures, dont nous montrons certains exemplaires ! »
Aujourd’hui : émergence d’une Suburbia 2.0 ?
La dernière partie de l’exposition s’appelle « post-suburbia ? » Elle fait référence à l’apparition d’un nouvel urbanisme. Car le modèle de la banlieue traditionnelle n’est pas durable et il s’essouffle. « On promeut de nouvelles suburbs à l’architecture plus variée. La mixité est désormais de mise. On essaie de rapprocher les emplois des zones résidentielles. Cela crée des tensions avec les tenants du conservatisme souhaitant laisser Suburbia telle quelle. D’autant que le risque de perte de valeur des maisons entraîné par ces expérimentations urbanistiques n’est pas à négliger ! »
Cette opposition recoupe le débat entre les NIMBY (not in my backyard) favorables au statu quo et les YIMBY (yes in my backyard) souhaitant faire bouger les choses. Ces derniers sont prêts à s’extraire du mythe de la maison unifamiliale en faveur d’un habitat densifié et desservi par les transports publics. « Le débat entre ces deux positions sera tranché lors de la prochaine élection présidentielle ! »
À lire également : Le consentement au cœur des lectures contemporaines de Sade (Antonio Monegal).
Entre impérialisme et séduction
Comme il le reconnaît, Philipp ENGELL a voulu que son exposition mélange les deux aspects de la banlieue : l’un positif (joie de vivre) et l’autre négatif (angoisse, peur et névrose). « Par ailleurs, je n’ai pas voulu que l’exposition soit trop intellectuelle. C’est la raison pour laquelle elle reste très narrative. En général, les visiteurs ressortent de Suburbia avec plein de questions. ‘Où vais-je habiter ?’ ‘Quels sont mes choix ?’ ‘Ne fais-je qu’obéir à une injonction ?’ Finalement, Suburbia donne à voir le rôle de la culture en tant qu’instrument de séduction du grand public. Car une partie de nos choix relève de l’inconscient ».
Suburbia, La Construction du rêve américain, exposition au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (CCCB) jusqu’au 8 septembre 2024. Entre 4 et 6€ l’entrée. Gratuit le dimanche.
Philipp ENGEL, journaliste culturel et commissaire de l’exposition ‘Suburbia. La construction du rêve américain’ revient sur la genèse de cette expo. Et aussi sur son propos : la description de la banlieue comme un espace périurbain tour à tour angoissant, lumineux et plein de vie… Photo et vidéo : (c) LaTDI. Musique : (c) ES_Green Snow – Sindrandi.
Auteur :