Historien de l’art ‘freelance’, Wolfgang BRAUNEIS défend jalousement sa liberté. Sans attaches universitaires, cet intellectuel poursuit néanmoins sans relâche ses investigations concernant l’art sous le IIIe Reich depuis les années 2010. Son parcours l’amène ainsi à devenir commissaire d’une exposition présentée au Deutsches Historisches Museum de Berlin en 2021. En revenant sur les « Artistes ‘divinement doués’ du national-socialisme et leur devenir après 1945 », Wolfgang BRAUNEIS décrypte pour nous l’héritage laissé par le nazisme dans la société allemande contemporaine.
Quand il termine ses études d’histoire de l’art il y a vingt ans, Wolfgang BRAUNEIS n’est pas enthousiasmé par le monde universitaire. « Dans les années 90, les études en histoire de l’art étaient encore caractérisées par un certain conservatisme ». Il préfère devenir historien de l’art ‘freelance’. Tout en écrivant des articles, ou en s’occupant d’expositions et de musique contemporaine expérimentale électronique, une autre de ses passions.
Il y a une dizaine d’années, alors qu’il travaille pour le magazine allemand de culture pop Testcard, il a l’idée d’un livre. « Je m’interrogeais sur une certaine nostalgie que l’on sentait poindre dans les années 1970. Cette nostalgie s’exprimait par la voix du Schlager, un type de chansons allemandes particulièrement populaires dans les années 1950 à 1970. J’en veux pour exemple l’artiste Heino : blond, toujours affublé de ses lunettes noires. C’était très bizarre, car il a rencontré un succès énorme dans les années 70. Pourtant, il reprenait des chansons typiques de la période du national-socialisme, sur des arrangements qui les faisaient ressembler à du Abba ! »
Wolfgang BRAUNEIS s’intéresse aux artistes ‘divinement doués’ du national-socialisme
Wolfgang BRAUNEIS donne alors des cours à l’Académie des Beaux-Arts de Münster sur l’art au temps du IIIe Reich. Ses collègues l’encouragent alors à écrire une thèse de doctorat sur le devenir, après 1945, d’artistes célébrés sous le régime national-socialiste. De fil en aiguille, ce projet débouche sur l’exposition Divinement doués du Deutsches Historisches Museum de Berlin en 2021. « Cette exposition a connu un large écho auprès du public. Elle a fait l’objet de nombreux articles dans la presse. Encore aujourd’hui, les gens en parlent ».
Aujourd’hui, le nom de Wolfgang BRAUNEIS est lié à l’étude de devenir des artistes du IIIe Reich après 1945. Même si d’autres personnes ont joué un rôle pionnier dans ce domaine. C’est le cas de Magdalena BUSHART ou Christian FUHRMEISTER, par exemple. Ce dernier est à l’origine d’un site intitulé Großen Deutschen Kunstausstellungen sur les expositions d’art allemand se tenant chaque année à Munich entre 1937 et 1944. Toutes les sculptures et peintures y sont répertoriées, avec leur prix, des photos d’époque, etc. « Cela permet de réaliser l’incroyable quantité (et variété) des œuvres d’art de cette époque ».
Les lignes directrices imposées aux artistes ‘divinement doués’
Pour comprendre les conceptions artistiques d’Adolf HITLER, peintre avant qu’il ne devienne le tribun que l’on sait, il faut se référer à ses obsessions. L’attachement indéfectible au Volk, à la communauté et à la terre, jusqu’au sacrifice. Le retour aux choses simples et naturelles plongeant leurs racines dans un passé mythique pré-industriel et a-scientifique. La célébration de l’énergie vitale teutonique ensauvageonnée. Telles sont les valeurs basiques qu’HITLER oppose à la sophistication et à l’intellectualisme du modernisme. Et il en profite pour désigner les Juifs comme incarnant l’esprit spéculatif moderniste à l’origine d’un art qui se joue des couleurs et déforme les corps jusqu’à l’abstraction.
Pourtant, la distinction claire entre les artistes « divinement doués », d’une part, et les « maudits », d’autre part, n’apparaît que vers 1935. Wolfgang BRAUNEIS remet ainsi en cause le narratif selon lequel le Bauhaus regroupait tous les artistes antinazis. Ainsi, parmi les plus célèbres designers du Bauhaus, Herbert BAYER expose encore en 1935. Egon EIERMANN, connu pour ses chaises dans les années 50 et 60, est également très actif dans l’Allemagne des années 1935-36. Quant à Oskar SCHLEMMER, il représente le cas de l’artiste opportuniste participant à des concours organisés par les autorités nazies.
Emil NOLDE, peintre dégénéré bien que national-socialiste convaincu !
Parmi les peintres, Emil NOLDE, apparenté aux courants à la fois figuratif et expressionniste, présente un cas particulier. Bien qu’il soit un national-socialiste antisémite convaincu, et malgré le soutien de GOEBBELS, HITLER prend immédiatement son travail en grippe. À tel point qu’il le classe parmi les « artistes dégénérés ». Rejeté, NOLDE se met à produire des « tableaux non peints » car il lui est interdit d’exercer. Après la guerre, cet épisode fait l’objet d’une version romancée de sa vie, La Leçon d’allemand, de Siegfried Lenz (1968). En faisant de NOLDE le symbole de la résistance des artistes face au national-socialisme, ce roman est devenu un classique de la littérature allemande.
Ce n’est qu’en 2019, par le biais de l’exposition Emil NOLDE. Une légende allemande. L’Artiste durant le régime nazi, que le public réalise la nature essentiellement national-socialiste des convictions du peintre. La déception est immense ! L’affaire a des conséquences jusqu’au plus haut sommet de l’État. Angela MERKEL décide ainsi de décrocher les tableaux de NOLDE ornant son bureau de la chancellerie. Il faut dire que jusque-là, le peintre faisait partie des artistes les plus aimés par les Allemands !
Les 114 artistes ‘divinement doués’ du national-socialisme
La période grise d’incertitude prend fin avec l’émergence d’une liste de 114 peintres et sculpteurs approuvés par GOEBBELS et HITLER peu avant la guerre. Parmi ces artistes, le plus connu est bien entendu Arno BREKER dont les nus guerriers d’inspiration antique saisissent le mieux ce que le régime attend de ses artistes. À savoir, la représentation d’une violence tranquille, d’une calme implacabilité, d’une agressivité contenue. Autant de messages visant à préparer le public à la guerre à venir. Parmi les autres noms sur cette liste, on peut citer Josef THORAK, particulièrement apprécié par HITLER. THORAK était si désireux de s’aligner sur les canons du régime qu’il quitte sa femme juive en 1933.
Mis à part ces deux noms, auxquels on peut ajouter Georg KOLBE, la plupart des artistes de cette liste sont restés complètement inconnus ! Cela ne les a pourtant pas empêchés de recevoir de nombreuses commandes partout en RFA ! Pour situer leurs œuvres, Wolfgang BRAUNEIS réalise une carte interactive recensant les œuvres de ces artistes « divinement doués » réparties dans tout l’espace public allemand. « Nombre d’entre elles restent encore à découvrir et il ne s’agit que d’un work in progress. Outre les trois cents que nous avons déjà répertoriées, j’ai depuis découvert l’existence de cent œuvres supplémentaires ».
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En RFA : le monde de l’art contemporain officiel… et l’autre
Dans l’Allemagne d’après-guerre, on se trouve par conséquent face à deux mondes de l’art contemporain juxtaposés qui semblent s’ignorer. D’une part, nous avons une scène artistique largement mise en avant dans les Documenta (exposition internationale annuelle dédiée à l’art contemporain se tenant à Kassel). L’artiste allemand contemporain Josef BEUYS en fait partie, en tant que représentant du monde de l’art « officiel », respecté et connu à l’étranger.
D’autre part, nous avons l’art des héritiers « divinement doués » du national-socialisme. Si l’on considère l’œuvre d’Arno BREKER exposée en plein air au Gerling Konzern, un quartier de Cologne, on réalise le degré du succès remporté par ce sculpteur, même après la guerre. Il a ainsi réalisé pas moins de dix sculptures au cœur de l’une des plus grandes villes d’Allemagne ! Mais dans le même temps, personne n’y prête vraiment attention, surtout parmi les gens intéressés par l’art contemporain. Exclus de la scène officielle, le travail de tels artistes n’était montré ni dans les Documenta, ni dans les grands musées, ni dans les galeries d’art contemporain.
Il est ainsi difficile de trouver une critique des sculptures produites par Arno BREKER après-guerre. Les articles qui leur sont consacrés se concentrent sur la réunion du jury de sélection, l’installation de la statue ou encore la cérémonie d’inauguration. Les statues ne sont pas analysées sous le point de vue artistique. Leur apparition est réduite à un événement local, repris dans la presse régionale. « C’est très étrange. Elles sont à la fois cachées et bien en vue… Ce qui est typique de l’atmosphère d’après-guerre ! »
Arno BREKER réalise les bustes des chanceliers Konrad ADENAUER et Ludwig ERHARD
Outre ses sculptures ornant l’espace public, Arno BREKER est également à l’origine d’un buste de Konrad ADENAUER, premier chancelier de la RFA entre 1949 et 1963. Ce dernier avait pourtant été destitué par les nazis alors qu’il était maire de Cologne en 1933. Mais personne ne sait si une telle œuvre a réellement été voulue par ADENAUER. Selon Wolfgang BRAUNEIS, il est plus vraisemblable qu’Arno BREKER l’a réalisée sans le consentement du chancelier.
L’histoire est différente en ce qui concerne Ludwig ERHARD, successeur d’ADENAUEUR à la tête de l’Allemagne fédérale (1963-66). Dans le cas de ce dernier, la réalisation de son buste par Arno BREKER est tout à fait officielle.
Nouvelle Allemagne, nouveau style
L’exemple de BREKER montre la façon dont les artistes adaptent leur style en fonction de l’air du temps. « Avant le national-socialisme, BREKER faisait des choses différentes. Il a adapté son style pour prendre le train du national-socialisme en marche, en quelque sorte ». Avec le succès que l’on sait. Après la guerre, il tente à nouveau de s’adapter au contexte politique de la nouvelle Allemagne, même s’il reste marqué du sceau d’une infamie toute relative. Selon Wolfgang BRAUNEIS, « cela est vrai non seulement pour BREKER, mais pour tous les artistes que nous avons investigués ».
Image en début d’article : Heinrich HIMMLER offre un tableau à HITLER pour son anniversaire, le 20 avril 1939. (c) Alamy.
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Wolfgang BRAUNEIS, historien de l’art et commissaire de l’exposition sur Les Artistes divinement doués du national-socialisme et leur devenir après 1945 (Musée d’Histoire Allemande de Berlin, 2021). Il nous montre comment le sculpteur Arno BREKER réussit à se réinsérer après la guerre. Photo et Vidéo : (c) LaTDI. Musique : ES_Synaptic Flow (Alpha Drone L185Hz R175Hz) – Bruce Brus.
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