Longtemps producteur de films de fiction, c’est en 2016 que Stéphane SORLAT produit son premier documentaire, Le Mystère Jérôme BOSCH. Surpris par le succès remporté par ce film, il renouvèle l’expérience, d’abord en 2022 avec L’Ombre de Goya, puis cette année avec L’Énigme Velázquez, film qu’il produit ET réalise, se retrouvant pour la première fois derrière la caméra ! Pour Stéphane SORLAT, Velázquez est le premier des modernes. Pour nous le montrer, il adopte une méthode peu orthodoxe…
Ayant résidé 14 ans en Espagne, Stéphane SORLAT en a profité pour produire les plus grands metteurs en scène espagnols : Bigas LUNA, Carlos SAURA, etc. Une de ses amies travaillant au Prado lui confie que le musée recherche un partenaire en France, dans le cadre d’un documentaire sur Jérôme BOSCH qu’ils voudraient tourner.
Stéphane SORLAT et la trilogie du Prado…
Cet épisode fait sourire le producteur français, encore aujourd’hui. « Je ne pensais pas qu’il serait possible de rentrer dans mes fonds avec ce film sur un peintre du 15e siècle. Pourtant, il a fait 80.000 spectateurs, ce qui est absolument remarquable pour un documentaire ! »
Stéphane SORLAT se dit alors qu’il y a peut-être là une voie à explorer. « J’ai donc produit un deuxième documentaire sur Goya qui a très bien marché aussi, toujours avec le Prado. Même si ce dernier n’est pas mon commanditaire. Car le musée ne met pas un sou dans mes projets ». En retour, Stéphane SORLAT bénéficie de la liberté absolue de faire ce qu’il veut.
Concernant Velázquez, la plupart des grandes toiles du maître sont exposées au Prado. « À l’exception du pape Innocent X qui est en Italie (Galerie Doria-Pamphilj de Rome) et de quelques portraits majeurs qui sont aux États-Unis. Quant à la Vénus au miroir, elle est à la National Gallery de Londres ».
Velázquez, peintre de la cour d’Espagne, premier des modernes
Très jeune, Velázquez se retrouve nommé peintre de la famille royale ! À l’époque, les grandes cours européennes ont toutes un peintre attitré. Elles embauchent les meilleurs peintres du pays pour qu’il fasse des portraits du roi à la chasse, ou bien de la reine avec ses courtisanes, sans oublier les enfants, etc. « C’est l’équivalent du photographe officiel de l’époque. Velázquez jouit d’une relation privilégiée avec le roi Philippe IV d’Espagne. Ils vont même devenir très amis, autant qu’on puisse être l’ami d’un roi ».
Il faut dire que le peintre démontre rapidement toute l’étendue de son talent. Comme le rappelle Stéphane SORLAT, « c’est un génie ! Il est très certainement l’un des plus grands peintres de l’histoire. Pour preuve : il ne fait ni croquis ni dessin préparatoire. Il vous voit, et il vous peint. Point barre ! »
Velázquez est un peintre immense, du point de vue technique. Cependant, il cherche à s’affranchir assez vite de tout cela. Et devient du même coup un « peintre révolutionnaire, dernier des classiques et premier des modernes ».
L’influence de la peinture de Velázquez partout présente
C’est ainsi que Dali, Picasso ou Francis Bacon reconnaissent avoir subi son influence. Le film présente même des témoignages de jeunes peintres, qui tous reprennent à leur compte cette source d’inspiration. En remontant jusqu’aux impressionnistes (Manet) et même jusqu’à Goya, on constate que Velázquez est partout ! Manet affirme ainsi que « c’est lui le patron » !
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder la robe de L’Infante Marguerite en bleu (1659). « De fait, sa robe est tout à fait remarquable ! Pour filmer le tableau, nous sommes partis d’un plan très serré. Cela permet de constater à quel point on est déjà dans l’art abstrait. À mesure que la caméra s’éloigne à reculons, le tableau tout entier apparaît. À travers cette séquence, nous pouvons déjà voir l’impressionnisme, voire l’abstraction, s’annoncer dans cette toile de Velázquez !”

Au cœur de « L’Énigme Velázquez »
Par ailleurs, la peinture de Velázquez annonce un procédé repris au 19e siècle par Manet, Courbet ou Caillebotte. En effet, le peintre espagnol « semble faire tourner l’air autour de ses personnages », en supprimant le fond et tout ce qu’il y a derrière ces derniers. Si bien qu’ils se détachent de la toile, comme s’ils étaient en relief. « Et ça, c’est déjà une révolution en soi ! »
Enfin, le rapport au regard est très important chez le peintre espagnol. Michel FOUCAULT le dit très bien, en reprenant le cas des Ménines : qui regarde qui dans ce tableau ? Car lorsqu’on est devant ce tableau, on ne comprend pas très bien ce qui se passe…
On y voit un peintre devant son chevalet en train de peindre des gens qui sont devant lui. « Représente-t-il le roi et la reine qui sont devant lui et dont on aperçoit le reflet dans un miroir à l’arrière-plan ? Cela serait extrêmement culotté, car il s’agit tout de même d’un portrait de la famille royale ! Or, il va mettre le roi et la reine dans un miroir derrière et se représenter au milieu. Et l’on ne sait toujours pas ce qu’il peint ».
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« Tout est regard » chez Velázquez
Le regard est vraiment ce qui caractérise la peinture de Velázquez. « Regards qui se croisent, qui se décroisent, regards tout à fait indirects. Avec une inventivité relevant quasiment du cinéma ! » Le cinéaste en veut pour preuve La Forge de Vulcain (1630).
Ce tableau représente Vulcain aux enfers. Il est en train de forger des outils avec ses assistants. Soudain, le dieu Apollon apparaît et il lui dit : « Ta femme, Vénus, est en train de te tromper avec le dieu Mars ! » Vulcain tire alors une drôle de tête, extrêmement expressive. Mais l’histoire, elle, se passe ailleurs. « Donc Velázquez invente le hors-champ », nous dit le cinéaste. « C’est du pur cinéma ! C’est-à-dire que l’histoire racontée dans le tableau n’y figure pas. En réalité, elle se passe ailleurs… »

La méthode Stéphane SORLAT : se laisser porter par le tournage
Pour faire son film, Stéphane SORLAT reprend à son compte la technique de José Luis LOPEZ-LINARES, réalisateur des deux premiers volets du triptyque sur les peintres du Prado. Ce dernier tourne d’abord, puis il voit…
C’est en suivant cette « méthode » que Stéphane SORLAT réalise le rôle que l’eau est appelée à jouer dans son film. Lors du tout premier tournage, lui et sa petite équipe se rendent à Genève pour interviewer un jeune peintre, Cristobal DEL PUEY. Ce dernier fait du mapping, c’est-à-dire qu’il fait de la peinture en relief, en animant des images, etc. C’est par ce biais qu’il démontre la modernité des Ménines, entre autres. « Nous voulions également interviewer Joseph FARINE, son galeriste. Seulement, on ne peut dans un documentaire se contenter uniquement d’avoir des ‘talking heads’. Il faut aérer tout cela, donner de l’air pour éviter que le spectateur ne s’ennuie ».
Or, Joseph FARINE déconseille d’aller tourner au jet d’eau de Genève. Car ces images sont vues et revues. En revanche, il connaît un coin qui s’appelle La Jonction : « Vous allez voir, c’est moins connu, mais tout aussi beau ». La jonction désigne l’endroit où l’Arve se jette dans le Rhône en aval du lac Léman. Comme ils ont chacun une couleur très différente, cela rend à l’écran une image absolument superbe !
Le cinéma, l’art du non-dit
Comme nous l’explique Stéphane SORLAT : « J’adore cette idée de courants qui se rejoignent. Parce que c’est l’histoire de mon film, en réalité. La façon dont plusieurs courants se mêlent pour finalement créer une nouvelle forme en se mélangeant, en se métissant et en allant les uns vers les autres. Avant de finalement arriver à la mer, vision universaliste de la peinture. Cette idée de l’eau m’est venue en tournant. Jamais elle ne me serait venue autrement, car j’aurais trouvé ça trop banal. Ce n’est que lorsque j’ai eu la scène devant les yeux que j’ai eu la révélation que l’eau serait présente dans chacune des transitions entre les différents endroits, les différents personnages, etc. du film ».
Finalement, L’Énigme Velázquez donne à « sentir » la peinture de Velázquez, plutôt qu’elle ne l’explique. « Je ne voulais pas donner à mon film l’air d’un cours magistral sur l’histoire de l’art. Ça, c’est anti-cinématographique au possible ! Car le cinéma, c’est l’art du non-dit… C’est-à-dire qu’il faut arriver à faire comprendre au spectateur quelque chose sans le lui expliquer ». En cela, Stéphane SORLAT reconnaît sa dette vis-à-vis de Jean-Claude CARRIERE. « Lui qui savait tout sur tout, qui avait connu tout le monde, avait l’art de vous expliquer les choses les plus compliquées de la manière la plus simple et accessible. C’est ce que j’espère avoir réussi à faire avec L’Énigme Velázquez… »
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Dans son documentaire L’Énigme Velázquez, Stéphane SORLAT remet le peintre espagnol au centre du jeu. Il rappelle l’influence que ce peintre de la cour d’Espagne du 17e siècle a eue sur les Impressionnistes jusqu’à de jeunes artistes actuels, en passant par Dali, Picasso ou encore Francis Bacon ! Photo : (c) Stéphane SORLAT. Vidéo : (c) LaTDI. Musique : ES_Spanish Dances Op. 26_ No. 2 – Blair McMillen.

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