À travers sa peinture, José Gamarra aborde nombre des thèmes explorés par l’histoire de la peinture moderne. Durant ses années de formation, il exécute des portraits de ses camarades au réalisme stupéfiant. À la fin des années 1950, sous l’influence d’artistes tel Paul Klee, il élabore une signographie abstraite. À partir des années 1960, s’ouvre pour Gamarra une période plus lumineuse et ludique, sous l’influence du pop art d’Andy Warhol. Au tourant des années 1970/80, Gamarra atteint la maturité en peignant les images d’un paradis en perdition. Ainsi, les forêts du peintre sont belles et luxuriantes, certes. Pourtant, elles intègrent les signes avant-coureurs d’une catastrophe à venir, provoquant un malaise diffus.
Né en Uruguay en 1934, José Gamarra gagne un concours de dessin à l’âge de sept ans. Cela lui ouvre les portes d’un programme d’éducation spécial, insistant sur les disciplines artistiques. Comme il s’en souvient : « j’ai dessiné la bassecour voisine de mon école. En comparaison de ce que les autres enfants avaient dessiné, les jurés ont trouvé que ce que j’avais fait était très différent ».
Une jeunesse sous le signe de l’enthousiasme
Durant ses années d’apprentissage, le petit Gamarra exécute des portraits de ses camarades. Aujourd’hui, les critiques d’art saluent le réalisme des attitudes, gestes et couleurs de ces travaux de prime jeunesse.
Toutes les activités du jeune peintre sont alors marquées du sceau de l’enthousiasme. « Par exemple, je profitais de la vie nocturne de la ville. J’allais dans des bistros pour écouter les orchestres ‘de señoritas’ ». En outre, il fréquente des manifestations plus ‘sérieuses’ : ballets, expositions. « Nous avions quelquefois la possibilité d’aller admirer certains danseurs de renommée internationale. J’ai ainsi pu dessiner nombre d’entre eux ».
De même, Gamarra se lie avec une association animalière, l’encourageant à étudier, en même temps que l’histoire de son pays, sa faune et sa flore. « Nous allions en excursion avec des professeurs pour observer notre environnement. J’ai ainsi eu l’occasion, très jeune, d’écouter les discours de professeurs ayant visité des pays étrangers ».
Par la suite, Gamarra a l’occasion de voyager au Brésil pour assister à la biennale internationale de peinture en 1953. « C’est ainsi que nous avons eu la chance de pouvoir admirer des tableaux de Klee, Gauguin, ou encore Picasso (Guernica) ».
La période des signes (1957-1963)
La période des signes de Gamarra naît un peu par hasard, sous l’influence du peintre catalan Antoni Tàpies. S’inspirant de la démarche de ce dernier, Gamarra a recours à des matières tels que le sable ou la sciure de bois. « J’étalais ces matières sur la toile, ce qui produisait un effet de relief que je travaillais avec des spatules pour y faire mes signes. Mon but consistait à créer une signographie, c’est-à-dire un système de signes dont certains se retrouvaient d’un tableau à l’autre ».
C’est à cette époque que Gamarra s’imprègne des techniques de la gravure japonaise. « Je pratiquais déjà à l’époque un système de gravure à l’eau. Je faisais des signes avec des bois qui absorbaient l’humidité et la couleur ». Durant cette période, l’influence sur Gamarra de Paul Klee est indéniable. Ce dernier professait que, avec de la sensibilité, on pouvait faire des choses très intéressantes. « J’ai essayé de m’approcher de cela ».
Ainsi, Gamarra parsème ses toiles d’yeux, d’hélices, de soleils, etc. Sans pour autant chercher à transmettre un message à travers sa signographie. « Je m’efforçais plutôt de représenter quelque chose que l’on ne peut décrire. S’apparentant à des sensations plutôt qu’à des idées. Au moment où je créais ces toiles, je n’avais aucun plan préétabli de ce que je voulais représenter. Cela venait sur le moment ».
José Gamarra, entre abstraction et figuration
À ce moment, les recherches du peintre ne portent pas tant sur l’abstraction que sur la matière. « Je cherchais à produire des formes avec une certaine épaisseur. Je voulais faire émerger quelque chose, que je ne peux expliquer encore aujourd’hui. Par exemple, je collais des morceaux de carton sur la toile. Ensuite, je recouvrais tout cela avec des papiers très fins. Enfin, j’ajoutais une couleur donnant à l’œuvre un aspect métallique ».
Même durant sa période des signes, José Gamarra est un peintre revendiqué de la figuration. Cela provient sans doute de son autre influence majeure, à savoir le peintre uruguayen Joaquín Torres García dont le slogan était : ‘voir et reproduire’. « Selon Torres Garcia, il faut se tenir devant l’objet que l’on va représenter jusqu’à en avoir compris les exactes proportions. Cela permet de mesurer la distance, la profondeur du tableau et quantité d’autres choses très utiles lorsqu’on exécute des natures mortes ».
Années 60 : José Gamarra s’essaie à l’art érotique
Durant les années 60, l’influence européenne et nord-américaine s’affirme dans le travail de Gamarra. D’autant que le peintre s’établit à Arcueil dès 1963. Il a ainsi l’occasion de participer pleinement au mouvement de métamorphose de la peinture sous l’influence de la bande dessinée. Pour la Fête à la Joconde donnée à la galerie Mathias Fels en 1965 en l’honneur des jeunes peintres de la Figuration en Mouvement, il réalise une Joconde dont le sourire est actionné par un système mécanique. « Cela préfigure la période durant laquelle j’ai rejoint le collectif Automat au tournant des années 60/70 ».
À l’époque, il s’agit pour Gamarra de s’inscrire en faux contre le mouvement dominant de la peinture cinétique. Ce mouvement était emmené par les artistes de la galerie Denise René, Vasarely et Cruz Diez en tête. « Pour nous y opposer, nous faisions des natures en mouvement. C’est à ce moment-là que j’ai fait la Femme qui tremble. Avec des matières plastiques et un système électronique caché à l’intérieur, cette femme semblait avoir un orgasme. Cela a fait sensation lorsque je l’ai montrée pour la première fois à New York en 1968, sous le titre de Woman Computer, à des gens comme Warhol, etc. Cela a intéressé aussi les Suédois et leur art érotique. J’ai ainsi participé à la First International Exhibition of Erotic Art en 1968 ».
Années 70, années politiques
Malgré l’atmosphère plaisante baignant les années 1960 et le début des années 1970, Gamarra ne s’en tient pas moins informé. Il commence même à se politiser et à participer à des manifestations. D’autant qu’il fréquente des communautés d’expatriés particulièrement actives : Chiliens, Argentins et bien sûr les Uruguayens. Tous s’insurgent vivement contre l’instauration de régimes autoritaires dans leurs pays respectifs.
La dénonciation de l’impérialisme américain devient alors particulièrement visible dans le travail de Gamarra. « La première exposition que j’ai faite à Paris se situait à la galerie L’Œil de Bœuf, rue Quincampoix, en 1976. Pierre Gaudibert, un personnage central du monde de la culture des années 1960 à 1980, présente mon exposition. Pour décrire mon travail, il emploie une expression m’ayant marqué : “le viol de la forêt”. J’ai depuis continué dans cette voie, représentant l’agression d’une sorte de paradis originel ».
C’est à cette époque que Gamarra représente les agressions de nonnes, d’églises, par les régimes dictatoriaux. « J’ai aussi voulu dénoncer l’agression des animaux, des Indiens. J’ai trouvé le moyen de le faire en faisant le portrait d’une forêt et de ses habitants harcelés ». À travers ses souvenirs et aussi sur une base photographique, il fait émerger une forêt toute personnelle.
Pour représenter la frondaison des arbres, il invente un système de petits rouleaux avec des feuilles incrustées. Cela accroît l’impression de densité du feuillage ainsi que le réalisme de ses tableaux. « C’est ainsi que certaines de mes œuvres s’apparentent à des photos, car elles sont très précises ». Gamarra travaille également sur la profondeur de champ. Il utilise enfin différentes nuances d’une même couleur, pour passer imperceptiblement d’un vert tendre à un vert plus foncé, par exemple.
La forêt mystique de José Gamarra sous pression
José Gamarra représente l’âme de la forêt en ayant recours à certains éléments du vaudou, telle Iemanja. C’est la déesse de l’eau et de l’origine de la vie chez les Yorubas. Elle est donc originaire d’Afrique mais elle fait l’objet d’un culte en Amérique latine. Aujourd’hui, c’est quasiment une institution là-bas, avec sa propre église, son jour férié, etc. « Pour ma part, j’ai souvent représenté Iemanja sous l’apparence d’une sirène. Je la convoque pour incarner l’âme de la forêt agressée ».
Sur d’autres toiles, Gamarra représente un anaconda, grand serpent peuplant la forêt brésilienne. Cet animal, très impressionnant par sa taille, est cependant parfaitement inoffensif. « J’ai utilisé son côté impressionnant pour lui faire endosser le rôle d’ennemi des habitants et des autres animaux de la forêt ».
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Au-delà de la beauté, la peinture de l’horreur
Aujourd’hui, on peut considérer que la peinture de Gamarra est quelque peu datée. Notamment en raison des références constantes aux dictatures militaires des années 1970 et 80. Cependant, dans la mesure où il peint aussi l’agression de l’environnement, son travail n’en garde pas moins une actualité brûlante. « Par exemple, j’ai fait un tableau représentant des indiens habitant une surface artificialisée. En dehors de cette surface, on constate que l’industrie se développe de façon accélérée. Ce discours pictural ludique peut illustrer certaines préoccupations environnementales actuelles ».
De la même façon, sa critique des régimes autoritaires est toujours d’actualité. Il en est ainsi quand il figure des ballons représentant les mensonges répandus par les dictatures. « Car dans un ballon, il n’y a rien d’autre que de l’air, du vide. Pour moi, cela est une parfaite représentation du discours des militaires. J’ai aussi représenté des gorilles en train de changer l’heure (L’Heure des ballons) ».
En remontant plus loin dans le temps, José Gamarra identifie la source des maux de sa forêt mystique avec l’arrivée des Espagnols. « J’ai fait une exposition à Villeparisis en 1981 sur le thème de l’invasion. Ainsi, dans mon tableau intitulé Les tentations de Cortes, je représente le débarquement des Espagnols partis à la conquête de l’Amérique ». Finalement, aussi belle qu’elle soit, la peinture de Gamarra n’en dénonce pas moins l’horreur de l’exploitation sous toutes ses formes. Et ce contraste, frappant, la rend unique entre toutes.
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José Gamarra revient pour nous sur un événement particulièrement marquant concernant ses années de formation, alors qu’il était encore en Uruguay. Photo : (c) José Gamarra. Vidéo : (c) LaTDI.
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