Dans son dernier roman Le Palais des délices, Eva BYELE revisite les codes de l’orientalisme. Son héroïne Cléromyde, promise au Bey en raison de sa grande beauté, n’est pas femme à se laisser enfermer en attendant simplement le moment de la volupté. Belle et sensuelle, Cléromyde l’est sans conteste. Mais elle est aussi une écrivaine talentueuse, intelligente, de même qu’une femme forte ! Plongée dans cet univers confiné, entourée par la communauté des femmes qui partagent son sort, trouvera-t-elle le moyen de s’appartenir pour, enfin, se libérer ?
Écrit en collaboration avec Karlem.
C’est en 2007 qu’Eva BYELE écrit son premier roman, Le Frère. Malgré plusieurs tentatives pour le faire éditer, le manuscrit ne trouve pas preneur. Qu’à cela ne tienne, l’écrivaine transforme cette déconvenue en nécessité impérieuse. Celle de déclamer ses propres mots devant un public. En 2009, elle s’installe à Barcelone et se tourne vers le théâtre.
Eva BYELE : femme de lettres et de théâtre
En 2016, elle crée son premier projet scénique : « Écrivaines », Paroles de femmes. Dans cette pièce, elle rend hommage aux écrivaines l’ayant précédée et inspirée.
Commence alors pour elle une carrière double d’écrivaine et de femme de théâtre. Elle joue, écrit et met en scène ses propres textes. Comme elle exerce également en tant que traductrice, elle en profite pour apprendre le métier d’éditrice. Ce qui lui permet de publier ses propres textes.
Le théâtre et le corps
Pour elle, la scène représente une expérience extraordinaire. Le physicalité du jeu complète l’activité purement cérébrale de l’écriture. En incarnant ses personnages, elle explore ses textes sous un autre angle. Elle y découvre même des choses dont elle n’avait pas eu conscience en les écrivant. En outre, la scène lui permet de rencontrer son public. Elle joue ainsi à l’Institut français et dans des librairies françaises de Barcelone pour la nombreuse communauté francophone de Catalogne.
En 2017, elle se lance dans l’écriture et la mise en scène d’un seule-en-scène, 24 heures dans la vie d’une femme sensible. Il l’emmène au festival d’Avignon, à Bruxelles et à Montpellier. Sa pièce suivante, La Confiscation, où elle aborde la disparition du féminin de la langue française, l’amène à jouer à la Sorbonne à Paris, un des plus beaux moments de son parcours !
Tout en menant de front ses différentes activités, Eva BYELE écrit son deuxième roman, Le Palais des délices. L’idée de ce roman naît de sa rencontre avec l’œuvre de Fatema MERNISSI, sociologue marocaine née dans un harem de Fès en 1940. Dans son essai Le Harem et l’Occident, cette dernière déconstruit l’image romantique du harem véhiculée par les orientalistes. Elle démontre ainsi que le harem n’est rien d’autre qu’une prison pour femmes !
Le Palais des délices : une inspiration orientaliste
En outre, la sociologue réhabilite la figure de Shéhérazade, héroïne qui, par son intelligence et sa subtilité, parvient à apaiser la haine du sultan envers les femmes. Cette découverte donne l’envie à Eva BYELE de mettre en scène une héroïne écrivaine, intelligente et forte. Elle place son intrigue en Orient, non pour renforcer les stéréotypes liés à la soumission des femmes, mais pour y mettre en scène le cheminement vers l’émancipation de son héroïne.
Inspirée par l’orientalisme, courant littéraire et pictural, Eva BYELE est bien consciente de sa dimension onirique. Certes, l’Orient réel rejoint le rêve des orientalistes, car il est propice à l’éveil des sens par la beauté qu’il recèle (la mosquée-cathédrale de Cordoue, ou encore l’Alhambra). Mais il est aussi une terre de despotes masculins et de femmes retenues prisonnières.
Contre la tyrannie, Eva BYELE convoque la littérature des Lumières, notamment Montesquieu et ses Lettres Persanes. Car Le Palais des délices est l’occasion d’une réflexion approfondie sur le pouvoir. Tout comme les écrits des Lumières, il mêle sensualité et philosophie. « Car après l’amour, après l’extase, nous sommes peut-être plus aptes à philosopher ! » Eva BYELE souhaite cependant apporter une perspective féminine aux réflexions philosophiques et érotiques du 18e siècle…
Les personnages allégoriques du Palais des délices
Dans Le Palais des délices, l’héroïne, Cléromyde, écrivaine, dialogue en permanence avec l’homme qu’elle aime, poète lui aussi. Cléromyde se distingue par sa grandeur d’âme et par des valeurs morales élevées auxquelles elle ne renoncera jamais. Sidi Hosseïn, le grand vizir, représente la bonté et la conscience. Ses questionnements moraux et spirituels en font un personnage complexe.
Quant à Habib ibn Tahar, il est effrayant par la jouissance que l’exercice du mal lui procure. Malheureusement pour lui, il subira les conséquences de ses propres actes. Entre les mains d’ibn Tahar, le jeune Bey Hassan III se révèle malléable et influençable. Il finit par s’enivrer de son propre pouvoir. Jasmine, la rivale de Cléromyde, est mystérieuse et dangereuse. Elle n’est pourtant qu’une des nombreuses victimes de cette tyrannie patriarcale.
Eva BYELE joue avec son lecteur car elle ne respecte pas les codes habituels du harem, où la rivalité entre femmes est censée tout expliquer. Ainsi, la compassion et la compréhension de Cléromyde pour sa rivale Jasmine surprennent et désarçonnent.
S’appartenir : une nécessité pour toutes les femmes en quête d’émancipation
À travers le parcours de son héroïne, Le Palais des Délices aborde des questions philosophiques et morales. L’un des constats principaux posés par le roman tourne autour de la nécessité pour une femme de s’appartenir. Eva BYELE nous explique que cela signifie se réaliser par soi-même, sans dépendre des autres tout en restant à l’écoute de son for intérieur.
Cette quête de l’indépendance et de l’écoute de soi est essentielle, surtout dans le contexte du harem où Cléromyde n’est pas libre. Pour Eva BYELE, il n’y a pas de plus grand acte de liberté que celui de s’appartenir, pleinement. Le cheminement vers l’autonomie et la liberté intérieure est donc un message clé du roman.
Un autre message important porte sur la sororité. Dans le harem, les femmes vivent des expériences difficiles. Pourtant, grâce à leur solidarité, elles parviennent à avancer toutes ensemble. Cette sororité leur permet « d’assainir » l’atmosphère, car elle rend les épreuves plus faciles à supporter et à digérer.
La lutte contre la tyrannie
Il est facile de voir dans la tyrannie exercée par le Bey une allégorie du patriarcat. À ce propos, Eva BYELE fait remarquer que les hommes en sont également les victimes. C’est la raison pour laquelle elle donne à voir la condition des eunuques présents dans le harem. Pour devenir les gardiens des femmes du Bey, ils ont dû perdre leur liberté et leur dignité.
Sera-t-il donc jamais possible pour des femmes telle que Cléromyde, douées, talentueuses et spirituelles, de se faire une place dans la société ? Oui, mais à la condition de l’avènement d’un homme nouveau, sensible et connecté à ses émotions. « S’il est sensible, un homme est connecté à lui-même, à ses émotions et à ses sensations. Il acquiert par-là l’empathie et la conscience de l’autre. Cela l’empêche de poursuivre la domination, par l’humiliation et la possession. Car il sera connecté à quelque chose lui faisant ressentir l’injustice de certaines situations ».
L’homme nouveau, selon Eva BYELE, est celui qui tend la main aux femmes, aux enfants, aux animaux, et même à lui-même.
À lire également : Le consentement au cœur des lectures contemporaines de Sade (Antonio Monegal).
Le Palais des délices et le cheminement vers l’émancipation
À travers ses romans et son théâtre, Eva BYELE explore les thèmes de l’émancipation féminine et du nouveau rapport entre les sexes qu’elle appelle de ses vœux. Pour elle, l’art peut être un puissant moyen pour réfléchir à la nécessaire transformation de la société. À partir du moment où les femmes apprendront à « s’appartenir », telle Cléromyde, et les hommes, à se connecter à leurs émotions, tel Sidi Hosseïn…
Illustration en début d’article : Danseuses mauresques de Théodore Chassériau (1849).
Le Palais des délices est paru le 15 mai 2024 aux Éditions Les Bruissements de l’âme (version électronique disponible ici).
Plus d’informations en cliquant ici.
Dans son dernier roman Le Palais des délices, Eva BYELE nous dit que la lutte contre la tyrannie et le patriarcat passe par la sororité et la volonté de s’appartenir pour les femmes. Et par la conquête de leur propre sensibilité pour les hommes. Photo : (c) Lucía Herrero. Vidéo : (c) LaTDI. Musique : (c) ES_Moroccan Marketplace – Edward Karl Hanson.
Auteur :