Photographe globe-trotter, Igor Douplitzky continue de nous présenter son regard sur plusieurs points du globe qu’il a eu le privilège de visiter. Au Villare, près de Deauville, il nous présente son exposition sur le Yémen du 19 au 26 octobre prochains. Entre reportage ethnologique issu d’un voyage effectué en 2007 et œuvres à l’esthétique évidente, ses photos nous transportent dans une dimension particulière. Une dimension au sein de laquelle la fraternité et la communauté de destins des êtres humains transparaissent. Malgré les différences de conditions ou la distance géographique… Interview.
Cher Igor, nous nous sommes déjà rencontrés en 2020 pour votre précédente exposition photographique au Villare. Elle était alors consacrée à la Syrie. Pourriez-vous nous dire ce qui a changé depuis pour vous ?
En 2020, je présentais des photos d’un pays, la Syrie, que j’avais parcouru alors qu’il était encore en paix. Depuis, malheureusement, il a plongé dans la guerre civile. Nous étions alors en pleine épidémie de COVID, avec les restrictions qui l’ont accompagnée. Beaucoup de personnes sont mortes ou ont souffert de formes graves de la maladie. Dont mon père, chez qui le virus a provoqué de sérieux troubles neurologiques. Cela m’a affecté.
Ces dernières années, la guerre et le terrorisme m’ont interdit l’accès à plusieurs pays et régions. Ainsi, le nord du Mali, les massifs autour de Lalibela en Ethiopie, la Syrie, puis le Yémen se sont brutalement fermés aux échanges avec le reste du monde. De plus, j’étais loin de me douter que la Russie mènerait une guerre effroyable contre l’Ukraine. Je suis souvent allé en Russie et en Ukraine, en tant qu’étudiant de la langue russe ou comme simple touriste. Je me suis aussi souvent rendu dans ces pays dans le cadre de missions professionnelles. Il s’agissait alors pour moi d’y rencontrer des startups technologiques. L’Ukraine est ainsi le cinquième pays que je visite, dans lequel une guerre dévastatrice s’est déclarée.
Igor Douplitzky, témoin du combat entre le bien et le mal…
Je ne peux que constater la méchanceté et la cruauté de la nature humaine se déchaînant dans de nombreuses régions du globe. Cela me rend très sombre. La violence a été de toutes les époques, mais la puissance des armes modernes et le niveau actuel de destruction des milieux naturels sont sans commune mesure avec le passé. Sans compter le changement climatique, qui donne à notre époque une noirceur plus intense encore.
Heureusement, il y aura toujours de nombreuses belles personnes dédiant courageusement leur vie au bien-être de l’humanité. Elles témoignent de l’opposition éternelle entre ténèbres (les affreux dictateurs, les violences et les guerres…), d’une part ; et lumières, d’autre part, incarnées par toutes celles et tous ceux se consacrant aux autres, à la paix, à la planète, tels que les scientifiques, moines, humanitaires, militants écologiques… C’est le cas par exemple de mon amie Alla Ryndich de Kiev. Elle a consacré toute sa vie à la recherche de nouvelles approches thérapeutiques en matière oncologique. Heureusement, elle a pu trouver refuge à Paris. Ou encore Sebastião Salgado, utilisant son talent de photographe pour éveiller les consciences sur l’exploitation des hommes et des femmes, l’éradication des tribus amazoniennes et la destruction de leur habitat. Et tant d’autres, encore…
Vous nous emmenez cette fois dans un autre pays arabe, le Yémen. Pourriez-vous nous rappeler les circonstances de votre voyage ? Aviez-vous le projet de réaliser une exposition photographique dès le départ ?
Il y a très longtemps, un collègue français m’avait parlé du Yémen où il avait travaillé un temps. Ce pays l’avait profondément marqué. Je m’attendais à un pays peu ouvert au tourisme. De très anciennes communautés arabes vivant dans des maisons de pierre altières et sculptées. Des montagnes cultivées en terrasses et des déserts au sud de l’Arabie saoudite. Je suis de plus en plus attiré par les pays préservés du tourisme, où l’aventure semble encore possible. Nicolas Bouvier disait avec tellement de justesse dans L’Usage du Monde : « On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. ». J’aurais aimé voyager autant que les Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Joseph Kessel ou encore Patrice Franceschi.
Vos photos donnent accès à l’intimité de vos sujets… Comment vous y prenez-vous, que vous soyez au Yémen au ailleurs ?
S’agissant des portraits, je suis attiré par des personnes ou des groupes de personnes, ce qui se dégage de leurs visages, de leurs expressions. Je leur demande de poser pour moi et une forme d’échange se construit fugacement. Une fois passé le cadrage et la mise au point, pour paraphraser Henri Cartier-Bresson, tout tient dans « l’instant décisif », la fraction de seconde qui permet à l’obturateur de capter l’expression particulière qui vous avait attiré au départ.
Comment approchez-vous vos sujets ?
Très franchement et simplement. J’essaye de leur faire comprendre comme je le peux, sans parler leur langue, que je souhaiterais faire leur portrait. Ce n’est pas une démarche commerciale. Comme j’utilise un vieux boîtier argentique, cela les fascine. Je visse un objectif, souffle des poussières, mesure la lumière. Je cadre. Le temps semble alors s’arrêter. Puis on entend un déclic. Et un autre. Je prends très peu de photos de mes sujets. Ici, on n’a pas le résultat immédiatement. Il est juste sur la gélatine et il va falloir attendre le développement des films. On reste dans l’incertitude. Il n’y a rien de concret à la fin de la pose. Tout demeure dans l’échange immatériel entre deux ou plusieurs êtres humains. Parfois, la pose se prolonge par une conversation, une invitation à prendre un thé ou un café ensemble.
Qu’est-ce qui vous pousse à déclencher l’obturateur ?
Je me concentre principalement sur des personnages, seuls ou en groupes, leurs visages, leurs atours, leurs expressions. Je cherche donc à figer cette sensation qui m’imprègne au premier regard. Mais je photographie aussi des scènes de rue, citadines ou rurales. Plus rarement des paysages.
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Cinq photos de l’exposition sur le Yémen commentées par Igor Douplitzky
Femme et enfant du Yémen
Photographier les femmes au Yémen relève de la gageure. Elles sont hélas toujours davantage voilées de noir, sous l’influence grandissante du voisin saoudien. Aussi, j’ai eu peu d’occasions de les approcher, et encore moins de les photographier. Concernant ce cliché, cette villageoise m’a abordé sur les hauts plateaux car elle pensait que j’étais médecin. Elle a retiré prestement son voile et m’a montré son visage couvert de boutons rouges. Quand je lui ai signifié que je n’étais pas médecin, elle a remis son voile et m’a demandé de la photographier avec son enfant. C’est l’une de mes photos favorites du Yémen. Aujourd’hui encore, je reste impressionné par la présence de cette femme et de son enfant.
Yahya, sa fille et son fils
Cette photo de famille est prise juste avant notre départ du Yémen. Un soir, nous arrivons de Sana’a’ par le bus jusqu’au village de Kawkaban à flanc de falaises. Nous ne savions pas où élire domicile. C’est alors qu’un garçonnet est venu à notre rencontre et nous a emmené dans sa famille où nous avons fini par séjourner une semaine entière. Le chef de famille sur la photo est Yahya. Ses deux enfants étaient ravis de la présence de deux étrangers.
Ils jouaient avec nous et s’amusaient à nous effrayer en nous jetant des criquets pèlerins au visage ! Ces criquets déferlent par hordes sur les cultures du Yémen. Les enfants les attrapent, les transpercent d’un fil et les emprisonnent dans des boîtes. À la fin de notre périple, nous avons réalisé un long détour pour passer notre dernière nuit au Yémen chez Yahya et sa famille. Au petit matin, ils nous ont accompagné à l’aéroport. Nous étions tous très émus. Malgré la barrière du langage, nous avions réussi à nouer une relation très forte. Bien entendu, nous n’avons jamais vu sa femme. Pourtant, c’est bien elle qui préparait notre dîner. Peut-être restait-elle derrière les rideaux en nous observant de temps à autre.
Echoppe au bord de la route
Sur la route de Ta’izz, je tombe sur ce stand au bord de la route avec ce groupe humain aux regards assez inquiétants, ils me font penser à des bandits de grand chemin. J’ai été assez effronté pour me planter devant eux et leur proposer de les photographier. Ils ont certainement été stupéfaits. Ils ne devaient pas voir souvent un blondinet au yeux bleus sauter de son véhicule, appareil photographique à la main. Néanmoins, ils ont accepté, mais les mises et les regards sont tellement étranges !
Garçon au pull vert
Ce garçon tenait une minuscule échoppe sur un marché en plein air. Il a une expression très sérieuse, triste, même. Il est pauvre, sa robe est tachée et ses sandales, abimées. La première fois que j’ai montré mes photos du Yémen, c’était lors d’un événement de promotion organisé par l’ambassade de ce pays à Paris en octobre 2009. J’avais rencontré la directrice des affaires culturelles, Khadija Al-Salami. Cette dernière m’avait permis d’intégrer une sélection de photos à leur exposition. Au dernier moment, les organisateurs avaient écarté cette photo de garçon au pull vert. L’image n’était sans doute pas assez flatteuse pour l’image du pays.
Cette exposition m’avait permis de sympathiser avec Khadija, la première femme réalisatrice du Yémen. Elle a développé une identité hybride à cheval entre le Yémen et le monde occidental. Je conseille la lecture de son autobiographie Pleure, ô reine de Saba ! qui nous immerge dans l’histoire du Yémen et de ses traditions séculaires. Dans son livre, l’autrice pose la question de l’émancipation de la femme dans une culture influencée par le wahhabisme. Ce dernier est une forme d’islam ultraconservatrice venue du puissant voisin saoudien. Ainsi, Kahdija elle-même avait dû se libérer d’un mariage forcé contracté alors qu’elle était encore mineure. Avant de se battre pour devenir réalisatrice.
Piscine publique
J’aime beaucoup cette scène de bain (sans-doute juste un réservoir d’eau transformé en piscine) dans un village des hauts plateaux. On y voit l’architecture traditionnelle yéménite, ces immeubles et maisons de pierre festonnés de motifs sculptés, les fenêtres-vitrail. Les hauts immeubles anciens de la capitale sont comme les ancêtres des gratte-ciels de Manhattan. Dans cette image, on ressent aussi la liesse des baigneurs, parmi eux des enfants qui se jettent dans l’eau sous le chaud soleil d’Arabie.
LE VILLARE, 26 RUE DU GÉNÉRAL DE GAULLE
DU 19 au 26 octobre
Ouvert du mardi au samedi 10h / 12h et 14h /18h. Exposition gratuite.
À lire : Maria et Pascal Maréchaux, Yémen : Ciel et terre, Hazan, 2003.
